Archives quotidiennes : 01/02/2013 à 03H53

Le changement de paradigme   

Quand j’étais gamin, j’avais un problème d’ego. Pas comme aujourd’hui. Aujourd’hui, je manque terriblement de confiance en moi, je me sens nul, ignorant, lâche, fainéant, incapable (souvent même incapable de survivre), et si je me sens capable de mener des … Continuer la lecture

Quand j’étais gamin, j’avais un problème d’ego.

Pas comme aujourd’hui. Aujourd’hui, je manque terriblement de confiance en moi, je me sens nul, ignorant, lâche, fainéant, incapable (souvent même incapable de survivre), et si je me sens capable de mener des raisonnements corrects, logiques, que d’autres ne font pas, j’ai plus l’impression que c’est grâce à une certaine rigueur et honnêteté intellectuelle. Je ne refuse aucune explication à rien, je ne cherche pas à ménager mon ego et j’accepte donc les conclusions les plus désagréables sur ma personne, je ne doute pas une seule seconde qu’on puisse trouver cachées en moins les pires abjections. J’ai certainement en moi du sexisme, du racisme, de l’homophobie, du spécisme. Peut-être même, un peu plus profond, de la pédophilie, des pulsions incestueuses, sadiques, masochistes, meurtrières et autres. Je n’en suis pas fier, je ne les arbore pas, mais j’accepte leur existence malheureuse. Donc je ne me ménage pas, je nie et refoule le minimum de choses, je m’efforce de ne pas laisser mon ego contrôler mes raisonnements par des voies inconscientes. Et je m’efforce d’avancer pas à pas, sans foncer sur la conclusion. Je pense être capable de mener des raisonnements corrects. Et je pense même être capable de remettre en cause mes raisonnements s’ils ont été influencés par des émotions inconscientes sur le moment. Mais je ne me sens pas intelligent. Je crois que n’importe qui est capable de mener ces raisonnements, s’il en prend le temps et s’il accepte d’avoir la même honnêteté.

Mais quand j’étais gamin, je me prenais pour un génie… J’avais besoin d’être un génie, d’être plus intelligent que les autres. Donc j’étais motivé pour être le meilleur de la classe, et donc pendant un certain nombre d’années, je suis resté le meilleur de la classe (dans la plupart des matières, en tout cas). J’avais un complexe de supériorité. Et j’avais besoin de sortir du lot, d’être différent, exceptionnel. Bien sûr, je ne l’étais pas, mais je le croyais. Donc je m’intégrais mal aux groupes (ce qui tombe bien puisque j’étais également phobique social depuis aussi loin que remonte mes souvenirs). Et j’avais surtout une grande facilité pour ne pas voir les conventions sociales, les concepts dans lesquels je berçais, comme des « vérités immuables ». J’aimais changer de paradigme. J’aimais me dire que les humains n’étaient pas les maîtres du monde. J’aimais me dire que les humains n’étaient finalement rien de plus que des hommes préhistoriques en mieux habillés. J’aimais me demander pourquoi les filles se comportaient comme des filles et les garçons comme des garçons, et si au fond, je n’aurais pas pu naître dans un corps de fille, et me retrouver avec une personnalité de fille… Voire dans le corps d’un autre animal. J’aimais me dire que j’aurais pu tomber amoureux d’une fille, et puis penser que finalement, elle n’était pas si différente d’un garçon, et qu’elle aurait pu être un garçon. J’aimais me dire que finalement, nous autres, nous ne sommes que des cerveaux, des masses gélatineuses, même si nos véhicules sont en forme d’humanoïdes, le vrai nous, c’était plutôt le cerveau, pas l’ensemble des organes sensoriels collés sur la boîte qui nous contient. J’aimais changer de paradigme. J’aimais remettre en cause tout, tout le temps.

Remettre en cause la viande n’a pas été pour moi un problème. J’ai toujours trouvé gênant de savoir qu’un jeune animal avait été tué pour me donner sa chair. Le seul argument qui m’ait jamais empêché de devenir végétarien, c’était la pression de mes parents, qui m’assuraient que je n’aurais pas pu survivre sans en manger, et qui me menaçaient de m’envoyer à l’hôpital sous perfusion si j’arrêtais de manger. Je ne voyais pas d’issue. Je ne pouvais pas arrêter la viande avant ma majorité. Il se trouve que vers 15 ans, j’ai croisé un végétarien, et j’ai vu que ça n’était pas si dangereux que ça. Ou du moins que c’était possible. Peut-être que si je n’avais jamais fait cette rencontre, j’aurais oublié mon désir de végétarisme. En tout cas, j’ai diminué ma consommation de viande dès que j’ai pu (dès que j’ai mangé le midi au lycée), dès que je me suis senti la force d’affronter la pression sociale, et je me suis déclaré végétarien dès ma majorité, quand mes parents n’avaient plus autorité pour m’en empêcher (avec quelques ratés dûs à la pression sociale la première année). J’ai eu bien sûr la peur du manque du goût de la viande (ou de certaines viandes) comme tous les carnistes, j’ai eu un peu les pétoches avant ma majorité en me disant que j’allais me priver de ça pour la vie, mais ça n’a pas duré.

Je n’ai jamais eu besoin d’une immense remise en cause, parce que je n’ai jamais eu un immense besoin de m’intégrer à la société (d’autant plus que j’ai toujours une immense difficulté à m’y essayer). La société n’a jamais été pour moi une presse destinée à me formater l’esprit. Du moins pas autant que la plupart. Donc je n’ai pas perdu de vue que la viande était de la chair animale, et je n’ai pas eu à déconstruire d’immenses constructions mentales faites pour me maintenir dans le carnisme. Oh, bien sûr, les fameux sophismes, je les connaissais bien, surtout ceux destinés à nous démotiver (« Ça ne sert à rien, ça ne changera rien, je n’ai aucun impact sur le système… »), mais la plupart d’entre eux ne m’ont jamais convaincu (Le lion et la gazelle ne m’ont jamais convaincu que je devais en faire autant… Ils me plongeaient simplement dans une infinie tristesse de savoir que les animaux s’entretuaient… Et quand j’entends aujourd’hui ma mère me dire que manger du poisson n’est pas « grave » parce que « Les poissons se mangent entre eux, mais pourtant ils sont gentils, les poissons ! »… Je me dis que mon dieu, mon dieu, mon dieu… Dans quelle fange intellectuelle accepte-t-on de s’enfoncer pour obéir au carnisme…). Je n’ai pas eu grand chose à déconstruire. Parce que j’avais depuis longtemps l’habitude de déconstruire. Et j’ai continué à le faire toute ma vie. Déconstruire, analyser, ne rien tenir pour acquis, douter de tout.
Déconstruire, c’est jouer au légo, ça m’occupe, ça m’amuse, et c’est pas si terrible.

Et comprendre qu’il est éthique, et donc nécessaire d’arrêter de manger les animaux, c’est bien ça, le fameux « changement de paradigme ». Changer sa vision du monde, défaire tout ce qu’on nous a inculqué depuis l’enfance pour ne pas comprendre que faire souffrir inutilement est mal même si la victime finit dans notre bouche. Car la souffrance est la souffrance. La mort est la mort. La question n’est que de savoir si on peut les éviter, et rien d’autre. Et si on le peut, alors on le doit. Et pour être capable de ré-ouvrir les yeux, revoir la simplicité de ce constat, il faut démonter tout ça, toute cette folie collective qu’on nous enseigne méticuleusement, à coup de punitions, d’affirmations indémontrables, de rhétorique fallacieuse, de menaces, de peur, de formatage, et finalement par la mise en place de l’habitude. La force de l’habitude, la force la plus puissante au monde. Puis la terreur de changer ses habitudes si bien ancrées. Et la terreur de comprendre que tout était faux. Terreurs qui entraînent le besoin de perpétuation et de reproduction, pour un cycle sans fin… Terreurs qui entraînent les réactions les plus folles, insensées, absurdes, brutales quand on est incité à essayer de déconstruire.

Je n’ai jamais eu besoin de déconstruire tout ça, car moi, je n’ai jamais cru que les humains, et encore moins ma société, étaient les détenteurs de La Vérité.

Le changement de paradigme, pour moi, c’est une banalité. C’est comme changer de chaussettes.
Le changement de paradigme, pour un carniste, c’est inimaginable. C’est comme changer de cerveau.

Publié dans Les personnes qui ne se mangent pas. | 3 commentaires