Irréversible

Je viens de me rendre compte à l’instant (même si je crois qu’il m’était déjà arrivé au cours de ma vie d’effleurer cette idée sans jamais m’y arrêter suffisamment), qu’il existe un blocage plus grand que tous les autres vis-à-vis du végéta*isme, et qui n’est jamais énoncé clairement : Le principe d’irréversibilité.

L’idée est simple. Si on en vient à adopter le végéta*isme éthique, c’est qu’on admet que la vie de l’animal non-humain a une importance pour elle-même, en tant qu’individu sentient (sensible, mentalement existant), et on en vient à acquérir l’interdit de le manger (puisque ça n’est pas nécessaire et facilement évitable) avec une intensité égale à l’interdit de tuer un être humain. En pratique, bien sûr, on tuera toujours des tas de petits animaux par divers actes quotidiens, involontairement ou indirectement, mais en tout cas, l’interdit d’en manger volontairement reste. Pas par souci de pureté, mais juste parce qu’il est du même ordre que l’interdit d’homicide.

Or il restera toujours, de manière sourde, la peur, même infime, que la vie sans viande conduise à une baisse progressive de l’état de santé, ou que la vie sans viande conduise à une baisse progressive de notre capacité à jouïr de la vie. Peurs d’autant plus grandes qu’on n’a jamais rien connu d’autre que la vie avec viande. Et on aura beau lire et entendre toutes sortes de déclarations, études et témoignages inverses, savoir qu’il suffit de faire un bilan sanguin annuel pour se rassurer, le fait reste que dans notre cas tout à fait personnel, il est possible que ça ne soit pas applicable. Il est possible qu’on soit une de ces personnes improbables qui ne peuvent pas vivre une vie entière agréable et en bonne santé sans manger de viande.

Ça ne serait pas grave en soi, si on pouvait se dire que la porte de sortie est toujours là, qu’il ne s’agit que d’une pratique alimentaire comme une autre, si les implications mentales étaient légères, comme elles le sont lorsqu’on choisit le végéta*isme par souci écologique ou de santé. Mais si on en vient à considérer le végéta*isme éthique, il faut bien admettre que la porte de sortie est beaucoup plus difficile à réouvrir.

Le fait est que quelques-uns, anciens végés (et plus souvent végétaliens) la réouvrent, fatigués par la pression sociale, par des soucis de santé liés ou non à leur régime (relativement bien ou mal géré) ou à leur constitution particulière, voire à un problème préexistant, ou par une lassitude du « goût des végétaux », n’ayant pas réussi à faire le deuil de leur vie viandarde au milieu des autres viandards. Et donc ils se contentent d’effacer délicatement leurs principes éthiques en acceptant les sophismes carnistes qui leur faciliteront la vie. (Au lieu de simplement accepter que la réalité éthique est restée la même, mais qu’ils ne savent plus comment faire, et donc que pour eux la nécessité a repris le dessus.) Mais le fait est aussi que quelques autres, confrontés aux mêmes problèmes, aussi mal gérés, pourront décider que leurs principes éthiques sont plus solides que ça, et continueront à vivre avec ces désagréments malgré tout. Ou du moins se forceront à les supporter plus longtemps.

Il est donc vrai que la peur de l’irréversibilité a un fond de légitimité. Et c’est ce qui entraîne tous ces comportements bizarres de vrais végétariens qui refusent d’accorder de l’importance à la vie des animaux qu’ils ne mangent plus, et de faux végétariens qui refusent d’être « radicaux », « extrémistes », et se forcent à manger au moins un peu de chair animale tous les x mois, pour ne pas embrasser une vision du monde qui leur semble dangereuse (même avec un risque minime), parce que difficile à abandonner par la suite. (Des comportements qui toutefois s’estompent souvent avec le temps, avec les mois et les années, à mesure que leur expérience leur prouve de mieux en mieux que les risques -dont la peur est désormais quasi inconsciente- sont nuls. Et que l’irréversibilité de la vision éthique peut alors être envisagée sans danger.)

Et c’est sans doute cette peur sourde qui amène si souvent les omnis à comparer le végétarisme éthique avec la religion, les sectes, les extrémismes, etc.

Une peur jamais clairement énoncée, ni par les végés parce qu’admettre la difficulté de la réversibilité ne fait que renforcer la peur chez les omnis, ni par les omnis parce qu’il leur faudrait alors admettre que la force de cette conviction se fonde sur le constat d’une réalité (puisqu’ils craignent eux-mêmes de pouvoir être convaincus).

Le problème de tout ça, c’est sans doute que le végéta*isme repose sur un principe simple et évident « Il est mal de torturer/tuer sans nécessité. », alors que la « nécessité » est elle beaucoup plus difficile à mesurer. Elle n’est certainement pas dans le niveau de consommation actuel des produits animaux par les occidentaux. Elle est très probablement nulle pour la quasi-totalité des êtres humains (comme le rappellent les innombrables études diététiques sur le sujet), mais comment la reconnaître dans le cas improbable où elle se présenterait (ou pas) « à moi » en particulier ?

Bien sûr, si le végéta*isme était plus développé, en offrant plus de choix et de variété facilement visibles et accessibles, s’il était mieux intégré dans la société, mieux reconnu par le milieu médical, on pourrait certainement passer outre, on pourrait régler facilement ces rares désagréments, détecter correctement les problèmes de chacun et leur trouver des solutions concrètes, et donc rendre caduque cette peur. Mais tant qu’on n’en est pas là (et pour en arriver là), chacun doit encore les affronter seul, ou presque.

Tout ça est bien emmerdant. Avec des trouillards pareils, c’est pas demain la veille qu’ils seront libérés, les animaux…

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4 réponses à Irréversible

  1. Lainie dit :

    La pression sociale… c’est bien vrai ça. Honnêtement j’ai jamais cru qu’on puisse être à ce point jugée.
    Non mais c’est vrai les mecs, vous fumez 2 paquets par jour, mangez 6/7jrs à McDo mais c’est moi qui suis inconsciente et qui met ma santé en jeu.
    Pas de grand rapport avec l’article mais il est vrai qu’on se sent bien seule dans ces moments là. (le pire j’ai été à une soirée raclette, oui en octobre c’est pas le best mais bon, et bien c’est bof sans manger de viande finalement… mais encore ça passerait si personne me proposait une tranche de viande des grisons toute les deux minutes)
    Je crois que je vais arrêter là puisque je suis super HS

    • Personne dit :

      Oui, tu es en train de découvrir les joies de la végéphobie…

      La végéphobie (dont David Olivier parle dans son commentaire, et au sujet de laquelle la réflexion est née en 2001 ou 2002 avec la Veggie Pride, si j’ai bien compris), pour faire court, c’est l’expression de la culpabilité des mangeurs de viande sous la forme d’un type de xénophobie. Entre autres choses. C’est aussi leur peur de voir leur pouvoir sur les autres animaux remis en question par une minorité humaine. Combinée avec un certain nombre d’autres peurs. En tout cas, c’est plus fort quand on choisit le végéta*isme par respect pour les animaux (parce que plus culpabilisant pour les zoophages).

      J’en parle rapidement ici (et d’une certaine façon, un peu ), mais c’est surtout une redirection vers ça et surtout ça)

      Dans ces deux sous-forums de Vegeweb, tu trouveras aussi des témoignages intéressants sur le sujet.

      Tu as tout à fait le droit d’être hors sujet dans tes commentaires. Mon blog n’est lui-même qu’un immense hors sujet.

  2. David Olivier dit :

    Sur des forums américains, j’ai l’impression qu’il y a une offensive de gens (vrais ou faux) qui viennent dire qu’ils ont essayé d’être végé, qu’ils ont été très malades, que le végétarisme c’est pas pour tout le monde, etc. C’est clair que derrière ça il y a les diverses forces idéologiques et économiques anti-animaux. Mais le résultat sera de manière croissante de renforcer les peurs dont tu parles. Même les gens qui ne croiront pas vraiment à ces «témoignages» se demanderont forcément quelque part «et si c’était vrai?».

    Mais le problème n’est pas que dans les difficultés objectives de santé qui peuvent survenir. On peut toujours manquer de ceci ou avoir trop de cela, quel que soit le régime. Le problème est aussi que la société tout entière refusera sa solidarité face aux problèmes. «Tu as une carence en ceci ou cela? C’est ta faute, tu n’avais qu’à manger comme tout le monde!» Nos éventuels problèmes de santé, qu’ils soient d’ailleurs réellement ou non dus à notre alimentation, deviendront autant de fautes.

    D’où l’importance, je pense, de faire admettre par tout le monde – par les végés eux-mêmes, en premier, d’ailleurs – que refuser de manger les animaux correspond non à une lubie, mais à une conviction profonde, que les gens peuvent ne pas partager mais qu’ils doivent respecter, c’est-à-dire simplement reconnaître en tant que telle. Tout comme un médecin respecte – c’est-à-dire admet, ne remet pas en cause – les convictions religieuses de ses patients, il doit admettre, sans les remettre en cause, les convictions de ses patients concernant la non-légitimité de manger les animaux. La lutte contre la végéphobie est, je pense, une question stratégique essentielle de la lutte pour les animaux.

    • Personne dit :

      En fait, j’étais tombé, dans la journée, sur ce site. Témoignage d’un ancien vegan qui a mal vécu son véganisme, pendant 9 ans, d’un point de vue santé.
      J’ai lu en diagonale. Son témoignage a l’air sincère (d’après une rapide recherche, il est cité sur des blogs vegans), même si on ne peut pas avoir en main tous les paramètres, et si on est obligé de s’en tenir à sa seule version. Mais ça m’a profondément démoralisé sur le coup. Et j’ai le doute très facile. (Mais je crois que le doute est aussi un réflexe de survie que je ne devrais jamais abandonner, même concernant le véganisme. Même si c’est douloureux. C’est ce qui me permet de savoir que mes choix sont raisonnables, pesés et cohérents. Et c’est ce qui me permet d’avoir une longueur d’avance sur le doute des autres.)
      Et je ne suis végétalien que depuis 6 mois-1 an, je ne peux pas me permettre d’être à 100% affirmatif sur le végétalisme (je me contente d’un petit 95%) tant que je ne l’aurai pas tenu sur une durée plus longue, malgré les multiples témoignages et mes lectures sur le sujet. Le végétaRisme ne me pose plus aucun problème après toutes ces années, donc je ne retournerai jamais au carnisme. Mais pour éliminer mon dernier doute sur le végétaLisme, il va me falloir un peu plus de temps. (Par ailleurs, ça n’est pas une position totalement incohérente d’un point de vue éthique, puisque je suis capable d’imaginer, dans une société radicalement différente, un monde où subsisterait la consommation d’oeufs, voire de lait, à très petite échelle et au prix de produits de luxe, sans abattages d’animaux ni maltraitance, et pas plus d’exploitation que pour les chats et chiens actuels. Ce serait un pis aller par rapport à l’abolition, mais ce serait mieux que rien. Tout ça pour mes 5% de doute, donc…)
      D’où mon article de blog en réaction.

      Mon article était surtout là pour souligner l’idée « d’irréversibilité » (ou de « faible réversibilité »), pas pour faire apparaître ça comme une lubie, ou un choix sans conviction profonde. D’ailleurs, le fait que ça soit une conviction augmente justement la difficulté de cette réversibilité. Et je trouve que c’est intéressant d’en parler, puisque ça joue un rôle dans la végéphobie, du point de vue de celui qui ne partage pas (encore) cette conviction.

      D’après moi, le concept de la végéphobie est surtout (et presque exclusivement) intéressant du point de vue des végétariens (éthiques). Je crois que c’est un peu ce que tu dis. Parce que ça permet de comprendre, comme tu le dis, que c’est un choix juste, qu’on a fait par nous-mêmes pour des raisons justes, et qu’on savait justes, et qu’il existe des forces au sein de la société qui s’y opposent constamment en vue d’amoindrir notre conviction. (Et le pire, c’est que ça fonctionne bien.)

      Mais la faire admettre -cette végéphobie- par les autres membres de la société, ceux qui ne partagent pas cette conviction, est quelque chose de beaucoup plus difficile, subtil, voire sournois ou contradictoire. Le végéphobie est un réflexe de défense vis-à-vis d’un discours, d’un comportement qui menace « l’ordre établi », « les habitudes », « le confort moral » des autres, puisque le végétarien éthique travaille en vue du changement. En vue de changer le rapport des gens aux autres animaux, en vue de changer les gens eux-mêmes, finalement. Ça ne peut évidemment pas se faire par la force, ou par des choix antidémocratiques, mais c’est forcément ressenti, malgré tout, comme une menace. Donc ressenti comme une peur pas forcément consciente, mais légitime. De fait, le seul moyen de considérer, pour un zoophage/carniste, que la végéphobie est réelle et injuste, c’est de se remettre lui-même en question, et d’admettre que le végétarien éthique a raison, que la situation actuelle est injuste, et donc que la société et lui-même doivent changer, à court ou moyen terme.
      C’est d’ailleurs un peu le même problème quant au carnisme tel que l’expose Mélanie Joy. C’est présenté comme une prise de conscience pour améliorer sa capacité de choix quant à l’idéologie qu’on désire adopter (du carnisme ou du végétarisme), mais à partir du moment où on adhère à son exposé (et j’y adhère), il ne reste pas d’autre choix logique que le végétarisme… à moins de décider qu’on est soi-même un schizophrène ou un monstre (Et j’ai la conviction qu’à peu près personne sur Terre ne se considère comme un monstre ayant fait le libre choix d’en être un. Personne, probablement, ne commet le mal en ayant conscience de le commettre et de le faire librement.).

      Bref, comprendre et admettre la végéphobie (ou l’existence du carnisme), c’est de fait adhérer au végétarisme éthique (ou admettre qu’on est soi-même en tort et qu’on doit changer). C’est donc un concept très différent de la plupart des autres xénophobies, qui ne demandent pas à tous ceux qui les condamnent d’intégrer le groupe des opprimés.
      (On ne laisse pas la liberté au zoophage d’avoir raison : S’il accepte de nous respecter, il est, par enchaînement logique, obligé de nous rejoindre.)

      La conviction végé peut éventuellement être comparée aux convictions religieuses, comme tu le dis, pour éviter cette « pression morale » que s’infligerait automatiquement celui qui reconnaît la réalité de la végéphobie (et donc la justesse du végétarisme), et donc pour atténuer la végéphobie… mais je crois justement qu’en posant une telle comparaison on perd le fait que le végétarisme est fondé sur un constat d’une réalité, sur des réflexions rationnelles, sur une empathie vis à vis des autres animaux qui existe malgré tout à un certain niveau chez tous les êtres humains… bref sur la légitimité universelle du végétarisme. Alors que les autres religions fondent leurs convictions sur « la foi », qui se suffit à elle-même et ne nécessite aucun recours à l’explication rationnelle. La poser comme une religion, c’est aussi considérer que ça doit être « toléré » mais pratiqué « en silence », pour garantir le respect réciproque. Comparer le végétarisme éthique à une religion me semble donc contre-productif (mais c’est peut-être ce qui a permis d’en faciliter l’acceptation dans des pays plus portés sur la religion).

      En conclusion, ce que je veux dire, c’est que la « végéphobie » est une réflexion très intéressante du point de vue des végétariens, et la rendre visible vis-à-vis de la société est aussi quelque chose de tout à fait intéressant dans une optique végane/abolitionniste, mais on ne peut/doit pas s’attendre à une acceptation simple et calme de ces concepts (carnisme, végéphobie, végétarisme éthique, véganisme, etc.), une situation de parfaite tolérance. On ne peut pas s’attendre à ce que la végéphobie disparaisse à court terme. Il y aura toujours une tension, une force contraire, un état de déséquilibre, puisque l’objectif du végétarien éthique est le changement de la société. L’état d’équilibre, de sérénité, d’acceptation générale ne pourra être atteint qu’après la mutation quasi-totale de la société vers l’objectif antispéciste. Si on recherchait sincèrement à court terme la pleine acceptation et la tolérance, ça signifierait qu’on aurait perdu de vue l’objectif.

      (Ce commentaire est beaucoup plus long que ce que j’avais l’intention d’écrire au départ… Mais j’ai dû faire pas mal de redondances.
      Pour ton autre commentaire au sujet de « La personne et le tunnel de verre », j’ai énormément de choses à en dire… Donc je m’y attèlerai plus tard.)