Je crois qu’il est temps de faire un bilan. J’ai la cervelle qui fait des noeuds, et je n’ai pas grand chose à quoi me rattacher. Alors donc bilan.
Bilan :
Ma vie est proprement merdique. Ou salement merdique. En tout cas, merdique. Tout autant professionnelle, qu’amoureuse ou sociale. Je méprise mon boulot, je n’ai pas de projet de vie, et je n’arrive plus vraiment à croire aux liens entre individus.
Quand je dis que je n’arrive plus à croire aux liens : Si vous êtes un de mes amis, n’y voyez pas une insulte, hein… J’apprécie certainement beaucoup les échanges que j’ai avec vous. Mais je sais parfaitement que les liens sont illusoires et furtifs. Les autres ne sont que des images pour soi-même. On les modélise, on leur donne une représentation déformée, très éloignée de la réalité. On les aime bien, avec l’image qu’on leur accorde, et on pense qu’ils ont de l’importance, qu’on tient à eux, et tout ça… Mais un jour où l’autre, on s’éloigne, on s’oublie, et les deux individus n’ont plus aucune importance l’un pour l’autre. Que ça soit la « faute » de l’un ou de l’autre, peu importe…. C’est comme ça, c’est illusoire. Les petits mondes propres à chacun sont toujours déconnectés les uns des autres. Ils n’interagissent qu’indirectement, brièvement. Ils sont, en vérité, totalement indépendants les uns des autres. En dehors de soi, rien n’existe vraiment, tout n’est que perçu, sporadiquement. Les liens n’existent pas.
Sans compter que, de toute façon, des liens, j’ai jamais été vraiment capable d’en créer et d’en entretenir, même illusoirement et furtivement.
Je ne crois plus aux liens, et je n’ai pas de projet. Je ne souhaite pas grand chose, je crois que je ne veux rien. Pas même mon bonheur. Pas même réussir ma vie. De toute façon, je ne sais pas ce que ça veut dire, « réussir sa vie ». Je crois surtout qu’on ne réussit sa vie, que quand on réussit à se faire croire qu’on l’a réussie. Mais quand je vois la plupart des « vies réussies », j’éprouve de la pitié. Je trouve les humains vraiment médiocres et limités, tous autant qu’ils sont, même les génies, mêmes des gens maintes fois plus intelligents que moi. J’ai l’impression qu’ils perdent tous ou ont tous perdu leur temps, et qu’il n’y a aucun moyen d’y échapper. J’ai l’impression qu’il faut juste faire preuve d’une infinie prétention ou d’une infinie naïveté pour croire l’inverse.
Et je ne souhaite pas mon bonheur, parce que mon bonheur, comparé à l’horreur incommensurable que vivent la majorité des êtres sensibles, serait totalement insignifiant. La majorité des êtres sensibles meurt effroyablement tôt. La majorité des êtres sensibles (humains ou non humains) connaît des souffrances que je ne serai probablement jamais capable d’imaginer. (Mais ne crions pas victoire trop tôt, il peut encore m’arriver pas mal de surprises… Ma mort se fera peut-être dans une souffrance intense, sait-on jamais.)
Bon… Dessiner, et même écrire des conneries, c’était bien, ça n’avait pas besoin de justification, ça faisait un petit univers qui se suffisait à lui-même. Ça me plaisait bien. Mais j’ai plus d’idées, je suis un effroyable flemmard, je n’arrive pas à maintenir une motivation constante qui me permettrait de progresser.
Et avec mes noeuds dans la tête qui ne cessent de progresser, ça ne va pas en s’arrangeant.
Bref, je crois que je ne veux rien.
La question que je me suis donc posée, c’est : Si je ne VEUX rien, est-ce que, pourtant, je DOIS quelque chose ?
Si je DOIS quelque chose, la question, c’est qu’est-ce qu’on peut « devoir » ? Qu’est-ce qui est de nature à être nécessaire par soi-même ? Dans l’absolu, rien n’est nécessaire. Les choses ne sont nécessaires que pour atteindre un but. Et dans l’absolu, le temps s’écoule toujours, un but n’est que passager, et il viendra même un jour où le monde s’éteindra…
Et pourtant, il peut exister quelque chose qui soit un but en soi, qui soit nécessaire de par soi-même. Et cette chose nécessaire, ce but, ce devoir, ça ne peut être que de nature éthique. Si on accepte qu’il y ait un but qui surpasse tout, ça doit être éthique. (Du moins, si mon égoïsme n’a plus aucune importance. Egoïsme que j’ai réfuté un peu plus haut. Donc pour moi, il ne doit bien rester que l’éthique.)
Bref… Je me suis dit, puisque je ne veux rien, puisqu’il faut que je sache ce que je dois faire de ma vie, que ce soit la détruire ou la poursuivre, par exemple, alors ce que je dois faire de ma vie, peut-être, c’est de l’optimiser éthiquement. C’est bien sûr tout à fait compliqué. Infiniment compliqué. Je ne sais pas, et je ne saurai probablement jamais comment l’optimiser totalement, parce que mon intelligence est limitée. Et il faut bien avouer que mon tempérament, ma personnalité fuyante est déjà un lourd handicap pour optimiser cette vie (que ça soit éthiquement, et même égoïstement si c’était ce que j’avais choisi). Mais ce que je peux voir, c’est qu’il y a déjà un puits de souffrances et de morts tout à fait futile, dispensable, et qui me semble relativement facile à réduire : L’élevage des animaux exploités par l’homme. Je suis capable de communiquer avec les hommes, je dois donc être capable d’en convaincre une partie d’arrêter de torturer et tuer inutilement, avec quelques arguments rationnels simples. Espérons. J’en doute encore, bien sûr, étant donné mon handicap relationnel. Mais si je n’essaie pas, alors je suis sûr de ne pas réussir. Donc il faut que j’essaie. Même si je n’y ai jamais trop cru, et même s’il est possible qu’un jour, je me mette à être à nouveau convaincu que j’en suis incapable. Pour le moment, je dois essayer.
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Mais trève de blabla :
Dans cette optique, depuis plusieurs mois, je lis des tas de choses sur la condition animale, le carnisme, le végétarisme, le végétalisme, le véganisme, la végéphobie, l’antispécisme, etc. dans le but d’amasser un maximum d’informations pour argumenter (principalement via internet pour le moment), et transmettre ces informations, et faire évoluer les mentalités. Je crois énormément à l’effet internet, sa vitesse de propagation sans commune mesure des informations, son effet catalyseur dans l’évolution fulgurante des idées, des mèmes sociétaux. (Je sais pas si ma phrase est très claire ou juste pompeuse, mais vous voyez l’idée…) Les idées se font leur propre chemin, sans pouvoir être contrôlées par un émetteur central. Elles sont traitées et retransmises par tous. C’est l’intelligence collective qui les fait évoluer. Je crois vraiment qu’internet peut tout changer, et casser le système de « traditions et habitudes » carnistes qui jusqu’alors se maintenait uniquement parce que les voix demandeuses de justice, qui s’y opposaient, étaient isolées et donc inaudibles.
Donc je me renseigne. Je lis. Et je regarde des vidéos, parfois. Je ne l’avais jamais fait, je me suis forcé à le faire, et ça m’a permis de comprendre pas mal de choses. Ça m’a permis de comprendre que l’image donne un peu de réalité à ce qui n’est qu’abstraction. Ça m’a permis de comprendre que le « chemin du végétarisme », ça n’est pas qu’une simple prise de conscience entre « Je dois/je peux manger de la viande. » et « Je dois arrêter de tuer inutilement, parce que je PEUX arrêter. », mais plutôt une infinité de niveaux de prises de consciences qui se succèdent. Et qui régressent un peu, parfois, avant de repartir. Prendre conscience de la réalité de l’impact de ses actes, impacts et actes qui sont multiples, et de… d’un entrelacs sans fin de réflexions autour de ce problème. En un sens, c’est infiniment passionnant.
J’ai lu tout le blog de l’Elfe, qui est généralement passionnant, mais qui m’a surtout permis de comprendre qu’on peut être végétarien (végétalien/végane) et intelligent, qu’il n’y a donc pas à en avoir vaguement honte, et surtout que le traitement qu’on fait subir aux animaux exploités est objectivement mauvais et injuste. Qu’il faut donc le faire cesser.
J’ai découvert L’AVF, qui est l’Association Végétarienne de France, qui fait donc la promotion du végétarisme en France, comme le souhaite au plus profond de lui-même n’importe quel végétarien normalement constitué… non pas pour gagner des sous, parce que s’il s’agissait de gagner des sous, y a des moyens infiniment plus simples que de faire la promotion du végétarisme, surtout en France… ni même pour diriger une secte, parce que c’est pas en faisant publiquement la promotion d’une pratique alimentaire simple, que n’importe qui peut pratiquer chez lui par lui-même, sans rien acheter, sans jamais rencontrer personne d’autre qui la pratique, qu’on réussit à former une secte et profiter du pouvoir que ça procure. (Non, pour monter une secte, il faut quand même savoir définir ce qu’on veut vendre, à qui, le nombre de membres qu’on veut diriger, les idées tordues qu’on veut répandre, les congrès qu’on veut organiser, la ou les communauté(s) fermée(s) qu’ont veut gérer. Bref, pour former un secte, on ne laisse pas les membres vaquer librement à leurs occupations dans le monde, sans jamais rien leur demander, en leur demandant juste d’arrêter de manger des animaux, s’il vous plaît, parce que c’est méchant….)… Non, l’Association Végétarienne de France ne fait la promotion du végétarisme que pour une seule raison : Parce que c’est bien, et parce que c’est juste, et parce que les animaux n’ont pas demandé à être tués et torturés. L’AVF vous donnera évidemment plusieurs autres arguments agréables (humanitaire, santé, environnement) qui sont vrais aussi et qui ne gâchent rien, mais au fond, on sait bien, une fois qu’on accepte de l’entendre, que le critère primordial, c’est essentiellement qu’on n’a pas besoin de torturer et tuer pour se nourrir.
J’ai découvert L214, qui est une association incroyablement couillue (ou « gonadée » si l’on préfère une expression moins sexiste) et intelligente. Intelligente dans sa stratégie. Couillue dans le fait que ses militants, profondément convaincus que torturer et tuer des animaux non humains est un mal, et qui ne peuvent donc rester insensibles devant la souffrance animale, des militants au moins végétariens (mais très probablement tous véganes), osent affronter directement les situations de tortures animales là où elles sont, c’est-à-dire partout, mais à l’abri du regard des « consommateurs », pour en témoigner, en tirer des images, des vidéos, des études, des compilations exhaustives d’informations réelles sur ce qui se pratique, ce qui existe aujourd’hui, principalement en France. Pour le moment, c’est l’association Française qui me convainc le plus. (Même si je tire aussi mon chapeau à toutes les autres.)
J’ai découvert les Cahiers Antispécistes, dont j’ai découvert progressivement quelques articles, puis commandé quelques numéros… puis commandé l’intégralité des 35 numéros parus depuis 1991. Pour le moment, j’en ai lu un tiers (le début et la fin). C’est complet, c’est diversifié, c’est rationnel, c’est cohérent, c’est intelligent. C’est écrit par des gens, par exemple, diplômés de l’Ecole Normale Supérieure, ou diplômés de tas d’autres choses. Des gens cultivés et gravement intelligents, en tout cas. On y trouvera souvent des références et traductions de sociologues, ou de philosophes anglo-saxons précurseurs célèbres de l’Ethique Animale, tels Peter Singer et Tom Regan. (La philosophie morale, une discipline à peu près inconnue en France… Même avec 20 ans de retard…)
Pour résumer rapidement : Le spécisme, un mot inconnu qui fait peur, c’est le fait de considérer arbitrairement que l’espèce est en soi un critère suffisant pour discriminer des individus par rapport aux autres. L’antispécisme, c’est le fait de combattre cette vision du monde, et de déclarer que le critère arbitraire de l’espèce ne justifie rien. Les philosophes antispécistes proposent aux contraires plusieurs théories, variées, qui dépassent le critère de l’espèce sans pour autant aboutir chacune aux mêmes conclusions.
Peter Singer, par exemple, probablement le plus connu d’entre eux, propose une Théorie Utilitariste des choses, qui consiste à dire que ce qui définit l’éthique, c’est le respect des intérêts de chaque individu, sachant que les intérêts varient immanquablement selon chaque individu, un ours n’ayant pas les mêmes intérêts qu’une poule ou qu’un homme… mais sachant aussi que tous les êtres sentients (capables de ressentir des sensations, la souffrance, le plaisir…) ont un intérêt à ne pas souffrir, et donc que le plaisir de manger un animal vertébré (forcément sentient) ne peut pas justifier la souffrance infligée à cet animal, d’autant plus qu’après une frustration passagère, ce plaisir gustatif peut être entièrement remplacé par le plaisir de manger des plats à base de végétaux.
Tom Regan, quant à lui, avec sa Théorie des Droits, considère que les intérêts ne sont pas suffisants pour définir l’éthique, et propose de considérer que chaque vie doit avoir une valeur en elle-même, qui lui offre des droits. On ne pourra donc pas considérer qu’un seul individu a le droit (que c’est juste) de tuer un autre individu pour récupérer le total de plaisirs du premier et l’ajouter au sien. Un individu avec une certaine somme de plaisir, n’est pas simplement l’équivalent de deux individus se partageant la moitié de plaisir chacun. Chacun a des droits.
Quoi qu’il en soit, peu importe la théorie et la direction que prennent les réflexions des philosophes antispécistes, tous commencent toujours par la première conclusion pratique évidente : Il n’est pas juste/moral de manger d’autres animaux si on peut s’en passer.
(Je pourrais encore développer pour mes lecteurs qui ne comprendraient pas encore en quoi consiste l’antispécisme, en leur expliquant que l’intelligence supposée des humains n’est pas non plus un critère suffisant pour justifier la discrimination envers les autres animaux, en prenant le cas particuliers des nourrissons et des handicapés mentaux profonds, que la conscience de soi ne l’est pas non plus, pour les mêmes raisons, ainsi que par le fait que les études en éthologie tendent de plus en plus à prouver que nombreux sont les animaux -porcs compris- à posséder la conscience de soi, et que la conscience de soi n’est de toute façon pas quelque chose de parfaitement défini, et aussi binaire, carré, délimité, que le suppose de manière simpliste la vision spéciste… mais si vous voulez en savoir plus lisez donc les Cahiers, ou même les philosophes et études d’éthologie directement à la source…)
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Hého, on a dit qu’on arrêtait le blabla :
Quand je me suis inscrit comme membre donateur à L214 (ou quand j’ai commandé l’intégrale des Cahiers, je ne sais plus), j’ai reçu une publicité pour les Estivales de la Question Animale. Et puis j’ai un peu fouillé sur le site.
Plus tard, en vagabondant sur des forums végés, j’ai à nouveau reçu un pub pour les Estivales.
Ensuite, via Facebook, j’ai vu la page des Estivales.
(Ceci est l’avatar des Estivales sur Facebook, et c’est sacrément bath.)
Au bout d’un long moment de réflexion, j’ai fini par poser des vacances à cette période, et me dire que j’allais envoyer chier pendant quelques jours ma végéphobie toujours latente et surtout ma phobie sociale incurable, et m’y rendre, à ces Estivales, ne serait-ce que pour voir en quoi ça consiste.
(Une vache qui pose une question, ça fait « Meuh ? », c’est donc une question animale, c’est pour ça, c’est très drôle, d’où le titre de cet article. C’est fin, c’est subtil. Applaudissements.)
Les Estivales de La Question Animale, ça existe depuis dix ans. Ça consiste en une semaine complète de conférences de philosophie, éthologie, sociologie et autres, sur le sujet donc, des animaux, du rapport des hommes aux animaux, et de la place des animaux dans la société. Symboliquement, philosophiquement, c’est ouvert à n’importe qui s’intéressant à la question. Je trouve ça normal et intelligent, et rassurant. Donc un éleveur, un chasseur, un boucher, s’ils s’intéressent à la question, auraient le droit d’y assister. Je crois que c’est arrivé quelques rares fois. En tout cas, il n’y a pas que des végétariens à y assister.
Maintenant, forcément, je m’attendais bien à y rencontrer une majorité de végétariens, une bonne partie de militants de la cause animale, et dans le tas, pas mal de véganes. (Ah oui, au cas où vous ne le sauriez pas, je précise qu’un végane, c’est un végétalien qui s’efforce autant que possible de ne pas exploiter non plus les animaux en dehors de l’alimentation, par exemple en évitant le cuir, la laine, les produits testés sur les animaux, et diverses choses… Mais je ne vais pas m’étendre. Ça n’est, en tout cas, pas si contraignant qu’on se le fantasme. Les véganes peuvent avoir un métier, une maison, une voiture et un ordinateur, comme « tout le monde ». Le but véritable du végane, c’est une transformation en profondeur de la société, bien avant la recherche de perfection personnelle.)
Mais en fait, je crois que je ne m’attendais pas à rencontrer 95% de militants, 95% de véganes et 95% d’antispécistes. Ce qui ne me dérangeait pas vraiment au fond, puisque je crois que je suis globalement végane (d’autant que le végane absolu n’existe pas), que j’ai probablement toujours été plus ou moins antispéciste (puisque depuis tout môme, j’ai presque toujours -et en tout cas de plus en plus- fait attention à ne pas tuer, autant que possible, les petites bêtes, et que si je n’ai mangé des animaux jusqu’à mes 18 ans, ça n’est que parce que j’avais le sentiment de ne pas avoir le choix, que si je n’ai abandonné le lait et les oeufs que récemment, c’est probablement pour la même raison… et qu’en fait, je n’ai jamais eu, je crois, de mépris envers les végétariens, ni vraiment les végétaliens, bien que j’aie, comme tout le monde, baigné dans l’idée propagée par la société et mes proches qu’il s’agissait de fous et de sectes… En ce qui me concerne, la seule question que je me posais sur le sujet, c’était : Est-ce oui ou non, physiquement possible ?).
Bref, j’étais presque dans mon élément, si ce n’est, bien sûr, que je suis phobique social, et que je n’ai donc jamais milité concrètement, en face à face avec des inconnus. Et que donc, je ne faisais pas partie des 95% de militants. Et que j’en suis encore, toujours, à me demander, si le militantisme, la distribution de tract, le contact avec les passants… si tout ça, c’est bien efficace, si ça sert à quelque chose, s’il n’y aurait pas une stratégie plus intelligente, rapide, rentable, productive… et si, en fait, je ne suis pas tout simplement trop lâche pour juste affronter la peur du ridicule, de l’incompréhension, de m’impliquer, de me fatiguer, de m’organiser, dans un but pourtant tout à fait louable : Tenter de mettre fin à la souffrance et de rendre justice aux animaux non humains… Si ça n’est pas, comme d’habitude, ma lâcheté et ma phobie sociale qui m’offrent sur un plateau tous les arguments invérifiables pour ne pas m’impliquer.
Durant cette semaine, donc, j’ai assisté à 9 conférences/débats, dont 4 au moins étaient tout à fait passionnantes, le reste étant en tout cas très intéressant, ne serait-ce que parce que je savais exactement pourquoi j’étais là, que toute information sur le sujet est bonne à prendre, et parce que, aussi, les débats avaient toujours quelque chose à apporter. Plus j’en saurai, et plus j’aurai d’outils et de matières pour agir.
Durant cette semaine, j’ai surtout rencontré des gens admirables. Des gens qui croient ce qu’ils font. Et ce qu’ils font, c’est consacrer leur vie à essayer de changer le monde, en mieux. Une bonne partie de leur vie, en tout cas. J’ai vu des véganes qui le sont devenus comme ça, tout jeunes, ados, en claquant des doigts, en se révoltant, sans trop savoir forcément ce qu’ils faisaient (au début) mais en refusant de continuer à tuer d’autres animaux. Personnellement, ado, j’ai pas eu ce courage, cette abnégation. J’ai vu des gens qui ont considéré que le combat contre cette injustice valait le coup de sacrifier leur vie sociale, d’accepter le conflit avec leurs proches, et de perdre, parfois, justement, les liens avec leurs proches. J’ai vu des gens touchants et sensibles. Je ne dis pas qu’on a besoin d’être touchant et sensible pour être végétarien/végétalien/végane, je dis que ceux-là, des militants presque innés, certains d’entre eux en tout cas, l’étaient. J’ai aussi vu des gens « drogués » au militantisme : anti-spécisme mais aussi anti-sexisme, anti-pub, anti-homophobie, anti-nucléaire… des gens dont le militantisme est la passion; mais des gens qui y consacrent toutes leurs ressources, leur temps, qui mettent aussi parfois leur santé en danger pour leurs luttes, et qui y ont visiblement consacré plusieurs années de leur vie (Combien ?…). J’ai vu des gens de tous âges (de 4 ans à 70 ? 80 ans ?), de toutes classes sociales (punks, profs, avocats, ingénieurs, étudiants, chômeurs, laborantins…). Même si en moyenne, beaucoup de jeunes, faut bien avouer. Et tous dans une espèce d’alchimie sociale totalement hors norme, décontractée, paisible, aimable. On mangeait végane tous les jours, à tous les repas, pas besoin d’angoisser. On avait notre dose de B12. Y avait pas de chefs, beaucoup d’autogestion. On était bien. Moi, le phobique social, j’ai discuté avec des gens, des inconnus. J’ai beaucoup écouté, mais j’ai aussi discuté. Pas beaucoup, mais un peu, et c’est déjà énorme.
Je ne dis pas que je me sentais parfaitement dans mon élément. Je ne me sentirai jamais dans mon élement, nulle part. Je suis phobique social, ça fait partie de moi. J’ai peur des gens. Je ne peux jamais faire totalement confiance. Et si je suis dans un groupe relativement homogène sur un aspect, j’aurai toujours besoin de me différencier de cet aspect. Et donc, là, oui, bizarrement, j’avais la sensation confuse, parfois, de ne pas faire partie du groupe, de me dire qu’ils croyaient trop en leur cause, que je ne saurais jamais m’y consacrer autant qu’eux, même si je devrais, je crois. J’avais à la fois peur et honte, parfois. J’ai donc eu besoin, à cette occasion, de remettre en question quelque chose en quoi je crois depuis tout petit, pour me sentir différent, paradoxalement. (Et aussi, il faut bien le dire, j’ai toujours besoin, tout le temps, de tout remettre en doute, de me demander « Et si je me gourais complètement ? ». Donc oui, continuellement, malgré tout ce que je lis, compulse, additionne et conjugue, je n’abandonne jamais complètement l’idée « Et si je me gourais complètement ? » pour chacun des points qu’implique le véganisme. « Et si le végétalisme n’était pas viable ? », « Et si je faisais plus de mal que de bien ? »… Mais c’est sans doute ce besoin et cette aptitude à ne jamais écarter la remise en question, dans n’importe quel sens, qui font que je serai toujours infiniment plus honnête et cohérent que n’importe quel carniste.)
Mais dans l’ensemble, je dois quand même dire que je m’y suis senti bien, que j’ai eu l’impression d’être parti un mois, et que j’aurais voulu que ça dure six mois de plus, et que ça m’a fait un gros pincement au coeur, de partir, de devoir partir, et de ne pas savoir comment partir. Et donc de partir en coup de vent.
Ces gens-là, je crois en eux, et je les admire.
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Un truc en apparté
Au cours des Estivales, je me suis rendu compte que David Olivier avait une vision très Singerienne de l’éthique au sens où il n’accorde d’importance qu’à la souffrance, mais pas vraiment à la vie en elle-même, et qu’en fait, le texte La personne et le tunnel de verre l’avait visiblement beaucoup marqué dans sa façon de penser. Je viens de me rendre compte que c’est normal que ça l’ait marqué, puisque c’est lui qui l’a écrit. En fait, je dirais même que sa vision des choses rejoint de banales constatations purement matérielles, un peu à la façon de Douglas Hoffstader (dont j’ai encore le bouquin, que je n’ai toujours pas lu…), comme quoi, finalement « l’essence de soi », ça n’existe pas.
(Note : Tout cet aparté va faire référence à des trucs que j’ai déjà dit des tas de fois, par exemple dans mes verbiages 1, 2 et 3, voire aux liens en commentaires de « J’ai Pas de Titre » que je n’ai pas compris parce que c’est trop compliqué pour moi.)
En gros, il part du fait que le monde est logique et matériel, que la continuité de l’individu ne peut pas être démontrée (elle s’observe seulement de proche en proche), et qu’il serait même possible de faire croire à un individu qui vient de naître qu’il a toujours été, tandis qu’on ferait disparaître auparavant l’individu dont il aurait les souvenirs, pour en déduire que, puisqu’on ne peut pas démontrer l’existence de l’unité individuelle, et que l’individu lui-même n’est pas capable de se la démontrer, alors elle n’existe pas.
Passons le fait que ça revient simplement à retomber sur toutes les questions que tout le monde se pose à peu près vers l’adolescence (plus ou moins quelques années), et auxquelles personne n’a jamais trouvé de réponse…
Sauf que moi, je vois énormément de raccourcis, et donc de failles, dans sa réflexion :
1) Il pose que la réalité est forcément logique.
Mais quelle démonstration parfaitement logique pourra me démontrer que toute démonstration parfaitement logique est forcément vraie ?
2) Il pose qu’on peut décider que certaines choses « existent » ou « n’existent pas », sans que soi-même, on soit pour autant obligé d’exister.
A partir de quels concepts peut-on définir le concept « exister » si on ne pose pas d’abord que c’est tout simplement « moi » qui suis la définition de « exister » ?
3) Il cherche à décomposer ce qui est « soi », par la personnalité, les souvenirs, la sentience, etc.
Pour étudier et décomposer « soi », on utilise quel outil ?… Soi. Pour étudier « soi », on utilise forcément « soi » comme outil d’analyse de base. Soi qui s’étudie soi pour savoir ce qu’est soi… On risque d’y passer quelques éternités avant d’arriver à un résultat…
4) Il parle du remplacement progressif de chaque atome du corps au cours de la vie. Mais il ne précise pas si la totalité des neurones sont vraiment tous remplacés au cours de la vie. Il pourrait suffire qu’un seul neurone subsiste toute la vie pour qu’on puisse admettre d’y loger « rationnellement » une âme, une individualité continue.
5) Il pose une expérience de pensée tout à fait théorique qui ne pourra jamais être réalisée. Il utilise l’exemple de la téléportation pour conclure que, puisqu’on ne serait pas capable de dire s’il s’agit d’une mort suivie d’une naissance, ou plutôt d’une continuation du même individu, et puisque personne, aucun observateur, pas même celui (ou ceux) directement impliqué(s) ne pourrait le démontrer, alors la continuité n’existe pas. Or, ça prouve seulement que c’est impossible à observer, détecter, mesurer et prouver. Ça ne prouve absolument pas que ça n’existe pas. (Sinon, il peut aussi se permettre de démontrer de la même manière que le monde n’existe pas quand il ferme les yeux.) Ma conviction d’être et de ne pas avoir cessé d’être moi est profonde, essentielle, impossible à remettre en question, mais aussi impossible à démontrer par un syllogisme, certes. Mais son expérience théorique ne démontre pas pour autant que cette conviction est fausse.
6) Ayant considéré qu’il a brillamment démontré que l’identité/l’individu n’existe pas, alors ça signifie que tout ressenti se vaut, tous sont équivalents et s’entrecroisent, indépendamment des individus. Pourtant, je suis désolé de le dire, mais cette idée ne correspond à rien. Je n’ai encore jamais de ma vie pu entrer dans autre chose que ma propre tête, pu accéder à autre chose que mes propres souvenirs (même si estompés par le temps).
7) Il oublie tout simplement qu’il n’est pas possible de supposer des ressentis, sensations, idées, etc. sans supposer un observateur pour les vivre. Il ne pense pas aux qualias. -Un terme bien pratique que j’ai découvert récemment pour désigner cette représentation interne qui n’a aucun lien concret avec la réalité extérieure-. Les dimensions visuelles, auditives, etc. sont des choses entièrement créées par le cerveau, uniquement observées par l’observateur « soi ». Elles n’ont rien de matériel, rien de quantifiable, de mesurable scientifiquement, mais elles existent pourtant et il est impossible de remettre leur existence en question. Et si elles existent, alors il faut qu’elles soient vécues par un observateur, qui doit exister lui aussi.
Il ne pense pas non plus au fait que le sens des informations ne prend de sens que s’il y a un observateur final, un soi, pour les comprendre, comme dans la chambre chinoise.
Il n’a pas compris que toute réflexion sur le soi est forcément source d’une infinité de paradoxes absurdes, comme je l’ai expliqué plus haut, puisque le soi est le postulat primordial indémontrable nécessaire à toute réflexion.
Et malheureusement, il finit en faisant l’erreur de croire que sa théorie ouvre une nouvelle réflexion vers une meilleure empathie entre tous les êtres vivants, alors qu’elle ne fait que nier la réalité des êtres vivants (sentients, « étants »). S’il était tout à fait honnête, d’après sa théorie, la mort n’aurait plus d’importance, pas plus que la vie, et les sensations ne seraient plus que des choses ponctuelles, instantanées et flottantes, indépendantes de tout, sans lien avec aucun individu, puisque les individus n’existeraient pas. Selon sa théorie, la souffrance et le plaisir ne seraient plus que des choses évanescentes dont on peut tout simplement se foutre royalement sans aucun remord. Selon sa théorie, rien n’a d’importance. Sa théorie ne devrait donc pas du tout du tout lui permettre de conclure que le véganisme, l’antispécisme, l’éthique et la justice envers tous les être sentients soient des choses nécessaires, mais plutôt que bien et mal n’existent pas, que tout est chaos, et que la mort et la souffrance, même de soi-même (qui n’existe pas) sont inintéressantes, indifférentes.
Alors qu’au contraire, ce qui permet de croire au respect d’autrui, à la justice, à l’antispécisme, c’est bien de comprendre que je suis, que je suis moi, que ma vie et ma souffrance ont de l’importance parce que je suis moi, et que la probabilité que les autres individus (dotés d’un cerveau ou d’un système nerveux centralisé) « soient » également me semble suffisamment grande pour admettre que je leur dois autant de considération que j’en porte à moi-même (du moins autant que je puisse leur en donner sans mourir ou devenir fou).
Son erreur, c’est tout simplement d’avoir fait preuve, comme presque (presque ?) tous les êtres humains, d’une infinie prétention en croyant que l’intellect, la raison (ou même toute autre forme de croyance ou réflexion humaines) est capable de tout analyser avec une acuité parfaite.
Malheureusement, la « raison » (ou l’esprit humain) n’est qu’un tout petit détail de « tout », elle est un élément de « tout » et non l’inverse¹. C’est la bouche du crocodile qui veut manger le crocodile entier.
(¹ à moins d’admettre le solipsisme. Le solipsisme pourrait effectivement être une réponse tout à fait logique. Je serais inconsciemment le créateur de tout, mon esprit -dont sa part inconsciente- SERAIT tout, donc il pourrait savoir et comprendre tout… Mais jusqu’à présent, tous mes efforts répétés pour effacer l’univers ont échoué. Donc je vais continuer à supposer que le monde existe en dehors de moi.)
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T’as pas bientôt fini, non ?
Et donc, et donc… Malgré tout, avec toutes ces réflexions et ressentis qui m’ont complètement tourneboulé la tête (comme d’habitude, peut-être), j’en suis arrivé à des conclusions qui limitent en quelque sorte la théorie de l’antispécisme. (Je dis « arrivé à des conclusions », pour simplifier. Mais ce sont probablement des pensées qui sont en moi depuis bien longtemps. Disons que je les ai plus clairement formulées et résumées.)
D’abord, qu’on soit bien clairs, je suis végé et rien ne me fera jamais changer ça. Je n’ai aucune raison de tuer pour manger. Je doute parfois, souvent, de tout, de la réalité du monde et de la possibilité objective du bien et du mal, OK… mais au pire, rester végé, ça ne fait ni bien ni mal, et au mieux, ça évite de causer de grands maux. Donc je resterai toujours végé. Si j’abandonnais ça, je crois que j’abandonnerais aussi toute autre forme d’éthique. Si l’éthique n’existe pas, il ne reste plus que l’égoïsme absolu.
Bref… Ce que je voulais dire, c’est que malgré tout, l’antispécisme (et les théories antispécistes) a (ont) des limites. Pas des limites rationnelles, de cohérence de raisonnement. Tenir compte des intérêts des individus, de leur sentience, admettre qu’on ne peut pas être sûr que tous les animaux ont une sentience, poser qu’il est infiniment peu probable que les plantes en ait une, mais sait-on jamais… Tout ça, c’est correct, ça se tient. Et en déduire que la première conséquence pratique à faire, c’est d’arrêter de manger les animaux quand ça ne met pas notre vie en danger, c’est correct aussi.
C’est correct aussi de dire que si l’abolition de la viande se faisait, et même l’abolition de toute exploitation animale (volontaire) on pourrait peut-être se mettre à penser à d’autres applications pour généraliser le respect des individus. On pourrait donner des droits aux animaux sauvages, chercher à en sauver un maximum, transformer, si on en trouve le moyen, les animaux prédateurs, pour que les espèces cohabitent sans heurts… ou peut-être tout simplement, qu’on n’n serait pas capables, que ça ne serait physiquement pas possible, mais que l’essentiel, c’est d’être capable d’y penser et de réduire au mieux la souffrance sur Terre… Et on peut même dire qu’en fait, toutes ces questions n’ont pas encore de réponse, mais que ça n’est pas l’objectif d’aujourd’hui d’y répondre. Et que l’objectif d’aujourd’hui, c’est simplement de faire comprendre à tous les humains que l’antispécisme est une nécessité.
Tout ça reste parfaitement cohérent.
Mais la limite, la vraie limite de tout ça, elle est psychologique. Et elle se pose de manière évidente pour les insectes et autres petits arthropodes. Les insectes, quand on discute avec un anti-spéciste, on se rend bien compte que de temps à autre, il en tient compte. Les antispécistes ne marchent pas volontairement sur les insectes. Ils évitent de les écraser. Ils ne raffolent pas des insecticides. Ils théorisent sur leur probable sentience. Moi-même, depuis très jeune, depuis que je me suis mis à attraper les sauterelles dans mes mains pour leur parler, en essayant de ne pas les blesser, j’ai fait attention aux insectes. En tout cas, de plus en plus. J’ai dû arrêter vers l’adolescence de tuer les petits arthropodes qui me faisaient peur (guêpes et araignées, par exemple).
Bref, les antispécistes tiennent compte des insectes. Et ils ont probablement raison, parce que les insectes sont vifs, s’adaptent aux situations, ont des sens exacerbés, communiquent entre eux, sont extrêmement complexes. Même si leur esprit est certainement très lointain des mammifères et autres vertébrés, les insectes ressentent très probablement la douleur, ont une forme de raisonnement. Très probablement, ils sont « sentients » et donc ils « sont ».
On pourrait relativiser sur la valeur de la vie des insectes de par leur longévité.
La longévité, c’est d’ailleurs un point qui est rarement abordé pour déterminer la valeur de la vie des animaux, mais c’est pourtant à moi un point qui me semble essentiel. Si une vie a de la valeur en soi au delà de la souffrance (par la théorie des Droits, ou par ma point de vue que j’ai expliqué plus haut, par exemple)… et si la valeur de cette vie est d’ailleurs, virtuellement infinie, puisque quiconque existe ne perçoit le monde qu’à travers sa propre vie. (Pour tout être sentient, sa propre vie est la chose la plus importante qui soit, sa propre vie, c’est l’univers.)… si la valeur de cette vie est infinie, elle est pourtant, aussi, délimitée par son espérance de vie, la durée qu’elle peut encore espérer.
J’explique : La vie est d’une valeur infinie, et donc la mort est le mal absolu, la peur ultime. Soit.
Mais parfois, la mort se présente comme inéluctable, imminente, et l’individu n’a alors plus d’autre chose que de l’admettre, cette mort qui s’approche. Et alors la mort ne devient plus un mal absolu, juste un point du temps qui limite la vie, et limite donc cette valeur de la vie. La vie possède donc aussi, paradoxalement, une valeur quantifiable de par sa longévité.
La mort d’un enfant est plus grave que la mort d’un vieillard. L’enfant pouvait espérer profiter plus longtemps de sa vie. Le vieillard a déjà vécu. Tuer un jeune animal est plus grave que tuer un vieil animal mourant. On ôte à l’un de très longues années de vie qu’il aurait pu apprécier, mais seulement quelques mois à l’autre.
(Note : Malgré ce problème de longévité, je n’entre pas dans un débat sur l’avortement, qui fait entrer d’autres facteurs à prendre en compte.)
La longévité est importante. Et on peut se rassurer en se disant que les insectes, arthropodes, et autres petits animaux ont une très courte espérance de vie. Mais ça n’est pas toujours le cas. Certains ne peuvent vivre que quelques jours, ou quelques semaines, mais d’autres plusieurs années. Et ils sont vraisemblablement sentients.
C’est donc un dilemme, un grave dilemme. Leur mort est un drame, mais… ils sont petits, trop petits, nombreux, trop nombreux… Notre capacité d’empathie et d’attention envers eux, même avec une vraie considération antispéciste rationnelle, et même sincère quand on observe de près l’un d’entre eux, ne peut être que proportionnelle à leur taille, et inversement proportionnelle à la distance qui nous en sépare ainsi qu’à leur nombre. On utilise des transports motorisés sans pour autant pleurer, malgré le nombre d’insectes qu’on tue à chaque voyage. Plus on en tue, moins c’est grave. Plus ils sont petits, moins c’est grave. Plus ils sont loin des yeux, et moins c’est grave.
Alors que c’est toujours aussi grave, mais le cerveau ne peut pas assimiler de telles informations, il en est incapable. L’intégrer serait un suicide mental.
Et c’est un point tellement tendu, tellement difficile à comprendre, que si on le garde trop à l’esprit, on peut se mettre à relativiser sur la valeur de la vie et de la souffrance des vertébrés. La sentience des gros animaux est plus probable, évidente. L’empathie est flagrante… Mais quoi ? Et si les deux sont réels ?…
(Ces trois derniers mois, j’ai écrasé au moins six gastéropodes, en marchant dessus par inattention. Je trouve ça sincèrement atroce. Je ne sais pas si j’ai marché sur des fourmis. Je ne sais pas combien ma voiture a tué d’insectes.)
Et pourtant, malgré la souffrance et la mort inquantifiable des tout petits animaux, ça n’enlève pas qu’en évitant de torturer les gros, on diminue globalement la souffrance et la mort sur Terre. Ça n’enlève pas qu’en refusant de tenir compte de la souffrance et de la vie des gros animaux, on rabaisse à rien l’éthique, quelle qu’elle soit, envers les hommes ou envers les autres animaux, parce que la confrontation directe avec la valeur de la vie d’un vertébré est toujours totalement évidente, flagrante, aussi forte que face à un humain, tellement forte qu’on n’a pas le droit de se permettre de l’ignorer. A moins de décider de choisir comme philosophie de vie l’égoïsme absolu.
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Allez, on va conclure ?
Je vais conclure en disant que cette semaine des Estivales de la Question Animale, que je ne regrette pas du tout d’avoir vécue, et qui, j’espère, aura énormément de conséquences sur ma vie, m’a permis de rencontrer des gens que je crois formidables, qui sortent de la norme, d’un système social de pensée basé sur une idée fondamentalement injuste, et qui met en relief des tas de processus psychologiques fascinants…
Il y a bien sûr toutes les formes de folies carnistes, dont je parle beaucoup (et dont je parlerai encore), qui servent à justifier et accepter de perpétuer une situation que tout le monde, j’en suis certain, ressent comme absurde ne serait-ce qu’au niveau inconscient. Il y a le fait que ces processus mentaux fonctionnent par couches de déni. Oui, des couches. Pas une simple forme de déni, mais des couches de dénis, qu’on élimine petit à petit, face à une quantité monstrueuse d’informations, désinformations et croyances. Des formes de dénis et des niveaux de prise de conscience, un enchevêtrement dont on ne sort jamais totalement, qu’on soit omnivore, flexitarien, végétarien, végétalien, végane… La prise de conscience totale, le destruction totale du déni, ce serait tout simplement de ressentir pleinement et constamment toute la souffrance du monde, mourir des milliards de milliards de fois, et comprendre de manière absolue l’impact réel de tous nos actes, et donc d’agir toujours au mieux de ce qui peut être… Ce serait être dieu. Mais on ne peut que nager, en faisant autant d’efforts qu’on peut, en acceptant de prendre conscience d’un maximum de choses du monde qui nous entoure, de nos limites, et des horreurs inconscientes qui font aussi parti de nous, pour agir à peu près au mieux.
Passer au végétarisme ou même végétalisme, c’est pas compliqué, intellectuellement. Ce qui est compliqué, c’est de vivre dans une société qui refuse de comprendre cette évidence éthique, de voir le mal qu’elle provoque. Ce qui est compliqué, c’est de vivre dans le conflit interne (ou externe).
Certains, beaucoup (et moi aussi la plupart du temps) décident de refuser le conflit, de ne pas affronter l’horreur de la société. En évitant une remise en cause totale. En restant omnivore, par exemple. Ou même en restant flexitarien (pour ne pas considérer que manger un animal est un meurtre gratuit, un mal absolu, même si l’effort de diminuer le mal est déjà présent en soi). Ou en restant végétarien (pour ne pas comprendre que lait et oeufs participent aussi à la mort et à la souffrance), mais pas végétalien. Ou en se choisissant des raisons plus douces, moins lourdes, moins conflictuelles, qui ne posent pas immédiatement la viande en meurtre objectif, telle que la santé, l’écologie… On verra aussi des végétariens « spirituels » qui voient leur refus de tuer comme un choix mystique de pureté personnelle qu’ils n’ont donc pas le droit d’imposer aux autres… Un moyen de transformer la mort et la souffrance en concepts abstraits… Et aussi, bien sûr, on verra des véganes à peu près cohérents avec eux-mêmes, mais démotivés, déprimés, fatigués d’avance, se croyant (ou se laissant croire) condamnés à vivre dans un monde immuable, et qui donc accepteront de pratiquer leur véganisme en silence plutôt que de militer… A l’opposé, on verra aussi des gens totalement impliqués, totalement militants, prêt à dépenser toute leur énergie pour ne pas se laisser aller à la « non-assistance à personne en danger », un peu effrayants peut-être par leur investissement, leur besoin de chercher à faire changer les comportements, mais des gens aussi qui croient en l’absolu de leur combat, qui voient le mal comme un mal objectif, et ont, parfois peut-être (pas toujours heureusement), perdu cette capacité à entrer dans la tête de ceux qui sont à l’autre extrême de l’échelle, une capacité de « schizophrénie mesurée » qui pourrait pourtant leur être bien pratique pour comprendre qu’on peut « pratiquer le mal » sans « être le mal », et qu’il faut déjà être capable de voir et accepter le mal pour ce qu’il est, avant d’accepter de changer.
Bref, merci système inique et horrifique, merci carnisme, merci à toi pour nous condamner tous autant que nous sommes à la folie pure.
Moi je lis Eating Animals de Jonathan Safran Foer sinon… Je suis pas végétarienne, lienne, ou quoi que ce soit [pour l'instant] mais je suis sans doute peut-être en passe de le devenir.
Bref j’ai pas tout lu (nan faut pas déconner) mais je pense que ce livre il relate un peu tout ça.
Je l’ai lu aussi (sauf que je l’ai lu en Français, donc « Faut-il manger les animaux ? »). En tant que végéta*ien, je trouve qu’il y a des informations intéressantes, même si ça reste centré sur les États-Unis, ce qui veut dire que ça manque d’informations concrètes sur l’industrie de la viande en France (mais dans ce cas-là, on peut se retourner vers Bidoche de Fabrice Nicolino).
Mais la fin m’a un peu déçu, même si (ou parce que) elle parle plus à des omnivores, en se contentant de faire miroiter la « viande heureuse » alors qu’il a passé le premier tiers du livre à souligner l’incroyable contradiction de tuer des animaux (à une fraction de ce qu’ils pourraient espérer vivre) pour lesquels on a de l’empathie et dont on reconnaît l’importance de la vie. Je crois qu’il n’ose pas mener son raisonnement jusqu’au bout (ou qu’il a peur de paraître trop extrémiste ou partial aux lecteurs).
Enfin, tu verras tout ça en le finissant.
(Et ce commentaire-là aussi, il me fait bien plaisir.)
Oui en fait si je lis ce livre c’est surtout beaucoup parce que j’adore l’auteur (sauf Everything Is Illuminated qui est très bof) et que c’est en anglais (si je connais la langue, tant qu’à faire je lis dans la langue originale)(c’était pas facile pour Millenium du suédois Stieg Larsson alors j’ai lu les livres en français)(mais bon voilà c’était pas pour frimer).
Moi aussi ça me gêne que ce soit centré sur les Etats-Unis alors je vais finir et puis me lancer dans un livre plus franco-français pour savoir ce qu’il en est dans notre cher pays.
Sinon hors cet article, ça m’a l’air un petit peu dépressif comme blog non ? C’est voulu ?
Ouais, ben moi aussi, je peux frimer : Je lis tous les Terry Pratchett en anglais depuis une dizaine d’années. (J’ai parfois réessayé de les lire en Français, quand je ne les trouvais pas en anglais… Mais je ne peux plus, j’ai l’impression de tout rater.) Et les livres de SF que je peux lire, c’est en anglais aussi, de préférence.
Celui-là, je l’ai pris en Français, parce que d’abord je n’avais pas spécialement l’intention de l’acheter, mais je l’ai vu dans une librairie alors que j’étais en mode végane. Et surtout : Ça me permettra de le prêter. Je n’ai rien lu d’autre de Jonathan Safran Foer.
Ce blog est dépressif, oui, parce que c’est un blog, donc c’est forcément plus personnel. Mais je pense qu’on pouvait voir des touches de dépression dans Nulle Part, déjà, en cherchant bien, même si c’était mieux caché. En tout cas, je me censure moins.
Ok ok je ne parle plus de livre, ni de langue, ni de frimer.
J’ai tellement ris devant Nulle Part que j’ai du fermer les yeux à certains moments alors… Faudrait que je me refasse un tour complet.
Je disais pas ça comme une critique mais plus pour savoir si c’était véritablement un fait. Donc oui. Bien. Soit.
Sur ce bonne soirée =)
Mais si, mais si, parle…
En fait, j’ai mal lu « mais bon voilà c’était pas pour frimer », que j’ai lu « mais bon voilà c’était pour frimer« . Donc j’ai renchéri en frimant, désolé.
Ce soir, je me suis relu une bonne partie de Nulle Part, pour voir. Effectivement, à cette époque-là, j’étais rigolo. Y a quelques petites phrases déprimées, mais ça passe assez inaperçu, finalement. Par contre, à l’époque, j’avais quand même eu quelques mails qui me faisaient remarquer que c’était déprimant… Mais c’est vrai que ça n’est rien en comparaison de ce blog. (Notons tout de même que j’aurais pu faire bien pire. J’en suis tout à fait capable.)
Bravo pour ton blog, que j’ai découvert récemment. Tu poses des questions profondes, et arrives à des conclusions différentes des miennes. Tant pis; en tout cas, plus il y a de réflexion sérieuses sur le sujet des animaux – et sur les nombreux sujets que ça implique – mieux c’est pour le movement.
Je veux quand même revenir sur la question que tu soulèves de l’identité personnelle. Tu as eu le courage de lire «La personne et le tunnel de verre» jusqu’au bout, c’est déjà ça! Je l’ai relu moi-même hier soir, histoire de me faire marquer un peu plus par ce texte
. J’avais le souvenir d’un texte mal écrit, mais en fait, malgré divers défauts, je ne le trouve pas si mal que ça; en tout cas, il y a plusieurs points qui me semblent clairement dits, et pourtant tu parais les avoir compris à contresens. Du coup, ça me désespère un peu, parce que je ne sais pas bien les dire plus clairement…
Tu mets d’emblée ce que je dis dans ce texte dans le même sac que celles d’Hofstadter. Je ne connais pas bien Hofstadter, sauf que je crois que ses idées sont semblables à celles de Daniel Dennett; c’est-à-dire, que c’est un partisan de l’idée de l’«intelligence artificielle forte», selon laquelle notre esprit (sentience, etc.) résulte simplement de l’exécution d’algorithmes, c’est-à-dire de procédés en définitive purement «mécaniques», ce qui revient, en fait, à en nier la réalité. Et effectivement, Dennett nie les qualia, et donc en général la sentience, en en faisant des sortes d’illusions (je ne crois pas qu’il utilise le terme «illusion», qui serait un peu auto-contradictoire – une illusion aux yeux de qui? – mais qui traduit assez bien le discours).
Moi au contraire, je ne nie pas du tout les qualia et la sentience. Je crois qu’il y a là deux problèmes:
- Tu identifies entièrement l’idée de sentience à l’idée d’existence d’un «moi», et considères grosso modo qu’en niant l’identité personnelle (le «moi»), je nie la sentience. Pourtant, j’ai dit très explicitement que mon objet n’était pas de nier la sentience, mais seulement l’existence du sujet. Je me cite: «Il est essentiel de distinguer l’enjeu de l’identité personnelle, ou du sujet, de celui de la sentience, ou de la subjectivité. La thèse de Parfit [que je défends] remet justement en cause l’évidence apparente selon laquelle il ne peut y avoir de subjectivité sans sujet.». Je ne sais pas comment le dire plus clairement! Tu dis à mon propos: «Il pose qu’on peut décider que certaines choses “existent” ou “n’existent pas”, sans que soi-même, on soit pour autant obligé d’exister. A partir de quels concepts peut-on définir le concept “exister” si on ne pose pas d’abord que c’est tout simplement “moi” qui suis la définition de “exister”? Mais si tu veux fonder l’existence des choses, et du monde en général, sur le fait que tu les perçois, c’est bien cette perception, et non un «moi» persistant dans le temps, qui est nécessaire. Notre «moi», lui, n’est pas perçu, donc d’après ta logique même, ne devrait pas exister, ou en tout cas, son existence n’a rien de nécessaire dans le tableau.
- Tu me reproches d’être trop logique, ou de trop faire confiance à la logique. Mais à quoi veux-tu faire confiance? Toi aussi tu utilises la logique; si tu ne le faisais pas, tes phrases ne seraient que du charabia. Mais sans doute veux-tu dire que je prétends n’utiliser que la logique, négligeant la nécessité de disposer de fondements, qui, eux, sont indémontrables. Ce n’est pas vrai non plus; simplement, parmi mes fondements, je n’admets pas l’identité personnelle. J’admets par contre la sentience. Or, la sentience est vue fréquemment comme incompatible avec le point de vue «matérialiste», «logique», sur le monde. Je pense que cette incompatibilité apparente est un problème sérieux, qu’on ne résoudra pas en appelant au secours le dernier neurone du cerveau, comme tu le fais. C’est un problème sérieux, parce qu’on ne peut écarter aussi facilement la physique et ses lois. Nos pensées et émotions ne sont pas que des choses intimes, qu’on pourrait vouloir placer hors du monde; elles ont des effets sur le monde. Elles se traduisent en actes, c’est-à-dire qu’elles font bouger nos mains, nos muscles. Nos muscles bougent en fonction de l’influx nerveux, et celui-ci d’où vient-il? Qu’est-ce qui le cause? En remontant de cause en cause, trouve-t-on un endroit où les causes physiques finissent, et où les mouvements des atomes, ions, etc. qui causent les influx sont causés par une mystérieuse intéraction avec un monde de l’esprit (ou quelque chose de ce genre)? De fait, on n’a jamais trouvé de telle chose. Alors il semble bien qu’il faille tenter d’expliquer notre sentience, comme le monde entier, dans une perspective physicaliste (terme que je préfères à «matérialiste»), c’est-à-dire comme régi par les lois, connues ou non, de la physique. Je pense qu’il n’y a pas d’autre voie possible pour espérer arriver à comprendre la sentience. Ceci d’autant plus que si on prend au sérieux l’idée du dualisme, c’est-à-dire l’existence d’un monde de l’esprit hors du monde physique, ça ne résoud finalement pas grand chose. En particulier, comment expliquer notre liberté de décision? Nous voudrions que notre libre-arbitre soit libre, donc non déterminé, tout en n’étant pas aléatoire. Comment conceptualiser une telle chose? Nier la physique n’apporte rien dans ce domaine.
(Et pourquoi serait-il utile de comprendre la sentience? Eh bien, comprendre la sentience me semble nécessaire déjà pour savoir où on la trouve. Qu’est-ce qui nous dit que les plantes ne sont pas sentientes, ou même les cailloux, si on ne sait rien des fondements physiques de la sentience? Plus important encore, à mon avis: les moustiques sont-ils sentients? Un peu, beaucoup? Déjà, peut-on être plus ou moins sentient? Ces questions sont essentielles, si on veut aller plus loin que le minimum, qui est, comme tu dis, de ne pas manger les animaux.)
Sur le deuxième point, j’essaye dans un autre texte, «Le subjectif est objectif», d’explorer la possibilité d’une physique déterministe, mais d’un déterminisme «non calculable», en suivant les idées du mathématicien Roger Penrose. Quoi qu’on pense de cette voie, il me semble très intéressant de noter que le déterminisme tel que nous le pensons généralement, c’est-à-dire le déterminisme laplacien, n’est pas le seul concevable.
Je ne comprends pas la note nihiliste sur laquelle tu termines. Si «moi» ça n’existe pas, ça n’empêche que les sensations, de plaisir, joie, souffrance, etc. ça existe, et ça me semble en soi déjà une très bonne raison d’agir. Ce sont bien, en un sens, «des choses ponctuelles, instantanées et flottantes», comme à peu près tout ce qui existe dans l’univers, mais elles ne sont pas «indépendantes de tout». Je ne nie même pas la continuité de l’individu, en ce sens que nous avons, de fait, une continuité dans notre personnalité, nos souvenirs, nos habitudes, nos motivations. Si l’identité personnelle étaient vue comme n’étant que ça, je n’y verrais pas de problème. D’ailleurs, plutôt que de dire que l’identité personnelle n’existe pas, il dit qu’elle se réduit à tous ces éléments (continuité physique, de la personnalité, etc.). Comme je l’explique dans mon texte, je pense que ça revient au même. Le nœud de la question n’est pas au niveau de la description – savoir si nos instants de conscience ont une certaine continuité, ce que personne ne nie – mais au niveau prescriptif. Est-il évident, naturel, inévitable que, comme dit Sidgwick (cf. la citation dans mon texte) «Il serait contraire au sens commun de nier que la distinction entre un individu donné quelconque et un quelconque autre est réelle et fondamentale, et que par conséquent “je” me soucie de la qualité de mon existence en tant qu’individu en un sens, fondamentalement important, en lequel je ne me soucie pas de celle d’autres individus.»? Je ne le pense pas. Et les conséquences aussi sont d’ordre éthique, en particulier concernant la mort. Mais je ne vais pas ici refaire tout mon article.
Je ne voudrais enfin pas que l’on puisse penser ou dire que la négation de l’identité personnelle implique de vouloir que nous soyons tous pareils, sans aucune personnalité et pensée individuelle. Personnellement, c’est depuis très longtemps que j’ai remis en cause l’idée de l’identité personnelle, mais par ailleurs j’ai depuis longtemps aussi l’impression, qu’on me pardonne de le dire, d’avoir une sensibilité et une vision des choses et du monde assez «personnelles» et en décalage avec presque tous les autres humains. À l’inverse, j’ai l’impression que l’individualisme est la chose la plus moutonnière du monde. Les trente et quelque millions d’automobilistes en France sont tous des individualistes, chacun dans sa bagnole à laquelle personne d’autre ne doit toucher. Je me reconnais beaucoup dans le personnage des Monty Python qui, au milieu d’une foule qui répète en masse sur un ton monocorde les paroles du «messie»: «Nous sommes tous des individus! Nous sommes tous différents!», ose s’exclamer «Moi pas!». Cf. en anglais ici, à la fin de la séquence. Et il se fait rabrouer par la foule…
Bon… J’ai mis un très long moment avant de m’attaquer à la réponse de ce commentaire, parce que le simple fait de savoir que je vais passer un long moment pour le rédiger et construire correctement ma réponse me fait fuir. (Je suis un maître de la procrastination.). Sans compter bien sûr que le sujet lui-même, « le soi », m’irrite puisque comme je l’ai déjà expliqué « le soi » n’a pour moi aucun moyen d’être démontré ou démonté, il ne peut être qu’accepté comme base fondamentale à toute réflexion. Donc je ne peux pas fournir d’argumentation pour démontrer que « je suis », et il n’est pas non plus possible à quiconque de me fournir d’argumentation pour me démontrer que « je ne suis pas ». Je sais simplement que « je suis », et il ne peut pas en être autrement. Je ne peux pas décomposer ce « je suis », je ne peux pas le remettre en cause, je ne peux pas l’expliquer… c’est simplement la base de tout le reste. Et si je me force à envisager l’éventualité inverse, l’idée que « je ne suis pas », je retombe à un moment ou un autre dans un sentiment d’absurdité… l’hypothèse ne tient pas, quelle que soit la façon dont j’essaie de la tourner.
J’espère pouvoir expliquer un peu mieux tout ceci plus bas. Mais je ne suis pas sûr que ce soit possible (de l’expliquer).
Je réponds dans l’ordre des paragraphes de ton commentaire, et dans l’ordre des idées utilisées à chacun d’eux :
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Je ne sais pas si nos conclusions sont différentes. Pour le moment, la seule conclusion sur laquelle je suis en désaccord, il me semble, par rapport à ce que j’ai pu lire de tes textes (ou d’autres auteurs dans les Cahiers Antispécistes), c’est cette idée de Parfit selon laquelle « je n’existe pas ». Je dois d’ailleurs avouer que mon article de blog était peu-être un peu virulent parce que c’est un blog où je me lâche sans trop me soucier d’offenser mes lecteurs, et je ne m’attendais pas réellement à ce que tu le lises. Et bien sûr, cette hypothèse de « je n’existe pas » m’énerve. Parce que je la sais fausse sans pouvoir le démontrer. (Puisque c’est le principe même d’un postulat de base : Etre indémontrable.)
Je ne pense pas avoir mal lu « La personne et le tunnel de verre », l’avoir mal interprété, l’avoir compris à contresens. Par contre, j’ai bien posé mes propres déductions (« énervées ») de cette réflexion, qui ne faisaient pas partie du texte, que tu ne faisais pas et que tu ne souhaitais pas que le lecteur fasse. Je vais essayer de mieux les expliquer. Je pense entre autre chose que cette réflexion défend le droit de ne pas souffrir des animaux non humains, mais pas leur droit de vivre une vie entière et longue.
Je ne connais pas assez Hofstadter (Je n’ai toujours pas lu « I am a Strange Loop »…) ni Daniel Dennett, mais ce que tu expliques résume assez bien ce que j’en ai compris. Effectivement, j’ai réduit ta vision « des qualias sans moi » à « pas de qualias, ni de moi ». Soit, j’ai fait un raccourci. Disons que mon raccourci vient du fait que vos réflexions ont en commun l’idée que « ce qui n’est pas démontrable n’existe pas ». L’existence du moi n’est pas démontrable. L’existence des qualias n’est pas démontrable non plus. Ce sont simplement deux choses que je perçois et que je sais être. Supposer que ces deux choses n’existent pas n’a aucun sens, et pourtant je ne peux pas le démontrer. Je peux en parler par de vagues concepts abstraits qui ne sont que très lointaines modélisations d’une réalité fondamentale indescriptible, je peux utiliser des métaphores, essayer d’utiliser des mots qui ne sont que des parallèles pour expliquer ce que je perçois, mais si mon interlocuteur ne comprend pas ce dont je parle, ou décide que ce dont je parle n’existe pas, je ne peux rien faire de plus pour l’amener à comprendre. Je ne peux pas les démontrer.
(A noter qu’effectivement le principe d’illusion est lui-même une absurdité puisqu’il implique qu’il existe un soi pour percevoir l’illusion. Mais même si le terme n’est pas utilisé et si je n’ai pas encore assez creusé leurs réflexions, j’ai bien l’impression que c’est toujours autour de cette idée que l’on tourne quand on veut démontrer la non-existence des qualias ou du soi…)
Le problème de la perception, que tu dis être la seule chose nécessaire pour définir la sentience, c’est qu’on ne peut la définir et la concevoir que comme quelque chose « perçu par un observateur ». Si elle n’est pas « perçue par un observateur », qu’est-ce qu’elle est ? A chaque seconde de ma vie, je perçois un ensemble de perceptions toutes liées entre elles. Je ne perçois pas seulement une odeur, ou une couleur, ou un son… Je perçois à la fois, en une seule fraction de temps, des dizaines d’odeurs, de couleurs, de sons, de représentations de l’espace, de sensations ET de pensées. Toutes reliées entre elles. Reliées entre elles où, comment ? Sont-elles toutes indépendantes, vides d’observateur ? Ou sont-elles toutes reliées en un point unique, immatériel et indivisible, l’observateur, le moi ?
Tu dis que le « moi » n’est pas perçu. Mais le problème, justement, c’est que « le moi », je le perçois. Je me sais exister, je me vois. Je me vois en tant qu’observateur, je me vois en tant que récepteur de mes pensées. Je vois que je suis même le sujet des réflexions qui se basent sur le constat de mon existence (impossible et paradoxale). Et je vois que ces réflexions, qui pourraient n’être que programmées pour simuler l’idée de mon existence, comme pourrait le faire un ordinateur que l’on programmerait pour raisonner au fait qu’il existe… je vois que ces réflexions ne sont pas des simulations, je vois qu’elles sont bien le constat de mon existence en tant qu’observateur de mes qualias, en tant que récepteur de mes pensées. Mes pensées, qui ne devraient être que déterministes, rationnelles et le fruit d’échanges et de flux purement matériels (et qui ne sont très certainement que ça) sont pourtant bien issues du constat, par ce même cerveau purement matériel, de l’existence de « moi ». Mon cerveau, produit purement matériel, perçoit bien les qualias et le moi, que je ne peux poser, absurdement, que comme « immatériels ». L’existence de qualias, comme l’existence du moi, sont bien nécessaires. Absurdes, indémontrables, mais nécessaires.
J’ai l’habitude de faire un exercice intellectuel, pour bien comprendre tout ça. Je ne suis pas sûr de pouvoir le partager. Je ne suis pas sûr de pouvoir faire comprendre ce que ça implique. Je ne suis pas sûr que ça puisse démontrer quoi que ce soit logiquement. Et pourtant, pour moi, c’est une preuve irréfutable.
Je me regarde, à un instant donné. Je me regarde être. Je fixe tout ce que je perçois à cet instant. Je me demande si j’existe, je me demande qui je suis. J’essaie de mémoriser exactement ce que je ressens, pas forcément physiquement, mais ce que je ressens à « être » à cet instant là.
Puis je repense à cet instant, une heure plus tard, un jour plus tard, ou plus que ça. (Je me souviens l’avoir fait, il y a très longtemps, de longues années. Avoir figé un instant. Je ne me souviens plus exactement de ce que je regardais, de l’image qu’il y avait sur ma rétine. Je sais où je me trouvais, en voiture, à l’entrée d’une ville, je sais laquelle, je regardais des arbres. Mais je ne sais plus exactement quel âge j’avais. Je sais simplement que je me suis forcé à me souvenir pour toujours qu’à cet instant-là, j’existais.) Et alors je me demande : Est-ce que c’était bien moi, ou est-ce que c’était un autre ? Est-ce que nous sommes une infinité de « moi » instantanés à nous suivre les uns les autres, à mourir et naître sans arrêt ? Ou peut-être un par jour ?… Hé bien non, je n’ai pas d’autre conclusion possible que de me dire « C’était bien moi. ». Je me remets dans ma peau, je me remets à cet instant, si j’ai réussi à en mémoriser assez pour pouvoir le « graver », si le souvenir n’est pas trop vieux, trop effacé… Si j’arrive à m’en souvenir assez, je sais que c’était bien moi. Je sais que j’existais déjà et que j’étais la même personne, même si ma personnalité a beaucoup évolué depuis ce temps, même si j’ai appris énormément, même si je n’ai plus les mêmes opinions sur tout, les mêmes goûts, le même tempérament. Ou même si j’étais dans un état second, sans disposer de toutes mes capacités mentales, par exemple saoul ou en plein rêve. C’était bien moi. J’étais déjà là. Et je ne pourrai jamais le démontrer, mais je le sais.
- En ce qui concerne la logique, elle n’est qu’un outil limité. Elle a ses limites. Et elle ne peut sortir ni de l’univers, ni de nous-mêmes, puisqu’elle est un outil que justement nous créons nous-mêmes. Or s’interroger sur sa propre existence, c’est tenter de sortir de soi-même. La logique ne peut donc plus s’appliquer à cette réflexion.
- J’en appelais au dernier neurone pour expliquer que de constater (comme tu le dis ou comme le dit Parfit) le fait que le corps est remplacé cellule par cellule pour en déduire qu’il n’existe pas un « soi » persistant est un raccourci inexact. Le cerveau n’est pas remplacé dans sa totalité au cours de notre vie. En fait, j’en ai appelé au dernier neurone, mais le lien que j’ai cité parlait de bien plus que quelques neurones. Il y a une part non négligeable du cerveau qui n’est jamais remplacée au cours de notre vie, donc on peut décemment se permettre d’y placer un soi existant et persistant, et même un soi constitué de matière concrète (bien que ça reste tout aussi absurde, peu importe la façon dont on pose ou ne pose pas le soi).
- Tu cherches à trouver la source de la sentience, en la liant à la matière, ou pas, tout comme tu pourrais le faire pour la source du « soi ». Je ne cherche pas de source. Je déclare que chercher la source, chercher l’explication est impossible. Je ne peux pas sortir de moi-même, je ne peux pas comprendre ma cause. Pas plus que je ne peux sortir de l’univers pour en comprendre la cause. C’est hors de mon domaine de compétence intellectuelle. Je peux étudier ce que je peux observer, ce qui est plus petit que moi, ce que je provoque, ce que je possède ou ce que je contiens. Je ne peux pas étudier par un regard extérieur ce qui est au-delà de moi, ce qui m’englobe, ce qui me crée. Donc j’ai la frustration mais l’humilité de ne proposer aucune explication à cela. (Et surtout pas d’explication divine ou spirituelle.)
Je ne pose pas le dualisme non plus comme explication. (J’ai d’ailleurs abordé le sujet dans un de mes anciens articles.). Le concept de dualisme esprit/matière est obligatoire, parce que j’existe et je ne peux pas concevoir la matière comme cause de mon « existence mentale » (puisque rien ne devrait logiquement causer mon « existence mentale », et parce que la matière n’est que matière). Mais il est aussi totalement absurde et impossible, parce que « l’existence mentale » est un point insécable, sans dimension, sans intersection avec rien d’autre. Un monde de l’esprit serait vu comme dimensionnel, ça n’apporterait rien et serait incompatible avec l’idée de mon « existence mentale », qui n’a rien de dimensionnelle.
Ceci dit la question se pose exactement de la même manière si on accepte l’existence des qualias. Les qualias ne sont pas plus matériels que le « soi ». Admettre les qualias, c’est admettre une forme de dualisme, qui est tout aussi obligatoire et impossible, que si on le pose pour expliquer l’existence du « soi ». Qu’on accepte les qualias avec ou sans le soi, on est toujours bloqué dans une situation absurde.
Quant au libre-arbitre et à la liberté de décision, ça n’a strictement aucun rapport avec le « soi » et les « qualias ». Le libre-arbitre n’est qu’un concept qui permet de ne pas se sentir étouffer constamment (de se savoir simple programme), mais qui n’a aucune base logique, ni aucun intérêt. Je n’ai jamais prétendu croire au libre-arbitre, et je ne crois pas que ce soit ton cas non plus. Une décision pleine et rationnelle se prend forcément selon une réflexion logique, la plus logique possible, donc totalement déterministe. L’objectif étant posé initialement, la conclusion d’un esprit « libre » parfaitement rationnel qui souhaite atteindre son objectif sera on ne peut plus déterministe. Au contraire, pour s’extraire du déterministe, il faudrait remettre ses choix au hasard (un hasard au niveau quantique, peut-être), ou au moins accepter de ne pas chercher à prévoir les conséquences de ses propres actes, accepter de ne pas atteindre ses objectifs, refuser d’être le plus « libre » possible… choisir volontairement de risquer de se décevoir, de rater… juste pour le plaisir de ne plus être déterministe. Ce qui n’a rien d’un « libre-arbitre » non plus, puisqu’on se contente simplement de s’en remettre au hasard, donc de ne pas choisir. Le libre-arbitre n’existe pas, et n’a aucun rapport avec l’existence du « soi ». Tout ce qui vit le « soi », et même l’apparition et la disparition du « soi », sont a priori totalement déterministes (ou, au pire, sujets aux aléas quantiques). (A noter que c’est d’ailleurs souvent la réaction des carnistes quand ils se savent poussés par nous vers le végétarisme : Déni irrationnel par réflexe de défense, uniquement pour prouver leur « libre-arbitre » au mépris du simple choix rationnel qu’on leur expose, qui est lui totalement déterministe. Réflexe de défense qui est paradoxalement totalement ordinaire et prévisible lui aussi, et prouve bien à quel point leur « libre-arbitre », soulevé par leur ego, n’existe pas…)
Je ne prétends pas comprendre la sentience, parce que je ne prétends pas qu’il soit possible de démontrer qu’autre chose que moi-même existe. Mais puisque j’admets l’existence du monde hors de moi-même, je considère qu’il est plus simple pour moi d’admettre que tout ce qui est matériellement constitué de la même manière que moi existe (mentalement) autant que moi-même. J’ai donc commencé par admettre l’existence (mentale) des autres humains, avec qui je peux communiquer, échanger mes pensées, qui semblent les comprendre et me renvoyer les leurs, et qui semblent bien avoir une existence mentale. J’admets que les pensées et les ressentis sont liés au cerveau humain, comme semble le démontrer la science. J’admets donc que le cerveau, humain ou non humain, provoque pensées et ressentis, donc provoque ce que j’appelais « existence mentale » et que les antispécistes appellent « sentience ». J’admets que puisque je déduis du comportement des humains (proche du mien) que leurs réactions et autonomie montrent (avec un grand pourcentage de chances) qu’ils ont la même sentience que moi, alors les autres animaux (qui sont eux aussi dotés d’un cerveau et possèdent des réactions et une autonomie très proches) ont également un grand pourcentage de chances d’être dotés de la sentience. J’en déduis donc que cette sentience est avec un grand pourcentage de chances liée au traitement centralisé des informations par un individu. Puisque j’existe en tant qu’individu, que ma sentience, que j’appelais avant « existence mentale » est dépendante de cette nécessaire notion d’individu, je ne peux l’appliquer qu’aux organismes qui possèdent cette possible individualité, pas au organismes dont la forme est variable, qui peuvent se reproduire par bouturage, qui n’ont pas de traitement centralisé de l’information, etc.
Je ne raisonne que par probabilités. Mais à aucun moment je n’ai tenté de prouver l’existence de la sentience, en dehors de la mienne. Prouver son existence de manière irréfutable, avec 100% de chances, est totalement hors de ma portée. Démontrer quelle en est exactement la source matérielle l’est tout autant.
Je n’ai pas encore lu ton autre texte, «Le subjectif est objectif», et je ne connais pas la différence entre le déterminisme de Penrose et celui de Laplace. Du déterminisme, je ne connais que ce qu’on m’a appris en Terminale, en citant Spinoza, et mes propres réflexions sur le sujet (alimentées par mes connaissances en mathématiques et physique). Mais j’ai expliqué plus haut ce que je pense du libre-arbitre.
Je peux rajouter que le déterminisme entre dans toute cette vision des choses que j’ai expliquée plusieurs fois : On ne peut étudier qu’un système limité, qu’on est capable d’observer dans son ensemble. Si j’observe une fourmilière parfaitement fermée (ou un système mécanique plus simple), en admettant que mon observation n’ait pas d’interférence sur le système, je peux calculer et prévoir son évolution. Ce système est déterministe. A condition bien sûr que le hasard (quantique) n’intervienne à aucun moment. Si je tente de m’inclure dans le système, je ne peux plus me prévoir, puisque mes prévisions auraient elles-mêmes leurs conséquences qui changeraient les dites prévisions, donc je réinjecterais mes calculs prévisionnels dans le système, je créerais des cercles vicieux, des boucles paradoxales, des « effets Larsen »… bref, puisque l’idée est absurde (On tomberait sur un calcul dont le résultat est instable.) le système devient imprévisible pour moi. Ça n’empêche pas le système de répondre à un ensemble de lois parfaitement logiques et déterministes (si le hasard ne s’en mêle pas), dont le déroulement pourra être calculé pour un observateur qui serait lui extérieur au système, s’il est suffisamment intelligent pour le comprendre.
Sans avoir lu ton texte, j’imagine que c’est là où tu veux en venir.
Ma note nihiliste, c’est que tu vois les sensations/plaisirs/joies/souffrances comme des choses qui existent pour elles-mêmes et non vécues par un « soi ». Elles forment peut-être une espèce de continuité, dans ta vision des choses, mais c’est une continuité qui a autant de sens que de dire que la rivière est continue, individuelle, identité. La rivière n’existe comme « objet » que dans notre modélisation intellectuelle. Ce qui existe de manière individuelle, ce sont toutes ses molécules d’eau (même si pour être exact, elles-mêmes n’existent pas de manière individuelle puisqu’elles sont décomposables en plus petites particules… mais aucune métaphore n’est parfaite, surtout quand on fait référence à « soi ».).
Et pour revenir à ce que j’ai expliqué plus haut, pour moi « l’identité » ne se définit pas par la somme d’expériences vécues, par la somme de pensées enchaînées, par les programmes intellectuels qui se sont formés et reformés dans notre cerveau au cours de notre vie… Ce qui me définit « moi » en tant qu’identité distincte, c’est que je suis dans MA tête, dans ma seule et unique tête, que je n’ai jamais été dans la tête de personne d’autre, que toutes ces pensées et tous ces comportements divers et variés et parfois contradictoires et censément incompatibles ont été vécus par « moi », en tant qu’observateur de « moi ». Que si j’avais eu un grave accident qui m’aurait rendu idiot, j’aurais encore été « moi », que si j’avais vécu un traumatisme qui m’aurait rendu xénophobe, ça serait toujours le « moi » qui est « moi » qui aurait vécu ces pensées, et que si par un procédé que j’ignore on jouait avec mon métabolisme ou mon ADN ou je ne sais quoi, qu’on m’opérait pour mettre mon cerveau dans le corps d’un chien, et qu’on opérait mon cerveau pour me donner les capacités mentales d’un chien, de sorte qu’en définitive, je serais bien un chien… ça serait toujours « moi ». Toujours « moi », dans ma seule et unique tête.
Et donc ce que je veux dire, c’est que voir les sensations/plaisirs/joies/souffrances comme des choses qui ne nécessitent pas d’observateur revient à dire que l’observateur peut être remplacé à loisir, que donner la mort n’est donc aucunement un problème à condition que la mort soit donnée sans souffrance, par surprise, à l’insu de l’individu, et à condition que l’individu soit remplacé par un autre qui aurait la possibilité de vivre d’autres sensations/plaisirs/joies/souffrances de même valeur. Donc si on parvient un jour à des conditions d’élevage et d’abattage sans souffrance, l’élevage peut perdurer à perpétuité, et ce peu importe l’espérance de vie accordée aux individus.
Ça revient également à dire que tuer un humain par surprise n’est pas un crime, si cet humain n’a aucune famille, si personne ne s’en aperçoit, et si on le remplace en procréant.
Ces conclusions ne me plaisent pas. Mais bien sûr, je ne dois pas me baser sur ces conclusions, ni sur mon simple malaise non argumenté, pour décider que la réflexion qui y a conduit n’est pas valable. Non, la réflexion qui a conduit à ces conclusions n’est pas valable pour l’unique raison que j’existe et que je le sais (je me répète).
Et par rapport à ton dernier paragraphe, je n’ai jamais dit non plus que j’y voyais une envie d’uniformisation des individus. Il est toujours préférable que les personnalités et pensées soient variées. Ne serait-ce que parce que c’est cette capacité à ne pas se fondre dans la masse qui permet à chacun de remettre en cause la pression sociale et d’avoir des réflexions les plus indépendantes de tout a priori, les plus neutres et rationnelles possibles… Malheureusement si tout le monde était capable de la plus parfaite rationalité, on tomberait bel et bien dans un monde uniforme… Tous parfaitement intelligents, tous travaillant pour le meilleur bien universel… Mais en quoi ça serait si mal que ça, je ne sais pas le dire. Je sais juste que l’idée me met mal à l’aise.
Quoi qu’il en soit, ça n’était pas du tout mon propos, puisqu’au contraire je ne vois pas ma personnalité comme quelque chose qui me rend différent des autres. Je vois ma personnalité, mes capacités intellectuelles, mes réflexions, comme quelque chose d’absolument banal, un ensemble de pensées qui dans sa majeure partie a dû être partagé par des milliers voire des millions (ou plus) d’autres individus… Peut-être pas toutes mes pensées par tous les individus à la fois, mais toutes mes pensées l’ont déjà été (pensées) par des tas d’autres gens. Tout le monde est capable d’avoir les réflexions que j’aie eues, à condition de suivre le bon cheminement. Je suis terriblement banal. Mais ce n’est pas ce qui rend mes réflexions inexactes et inintéressantes pour autant, tant que je m’efforce de les faire les plus cohérentes et structurées possible. Je me fiche d’être banal (Ou plutôt, je n’aime pas du tout l’idée d’être banal, mais je suis bien obligé de m’y résoudre.), tant que mon travail intellectuel est valable. Et c’est parce que je suis terriblement banal que je peux garder l’espoir de transmettre mes idées valables et d’impacter la société pour qu’elle évolue en mieux.
Mais ça n’est pas ce qui fait mon individualité. Ce qui fait mon individualité, c’est le fait que je suis seul et resterai seul en moi jusqu’à ma disparition, unique observateur de mes pensées et sensations en moi, unique être dont je sache que j’existe, uniquement « moi ». Avec ou sans personnalité, avec ou sans culture, avec ou sans idées, je suis et reste « moi ».
Mais l’individualité n’implique pas non plus l’individualisme. La réflexion me permet de comprendre que si les autres existent, si j’admets qu’il y a une très grande probabilité pour qu’ils existent, et qu’il m’est infiniment plus facile de vivre en posant ce postulat plutôt que l’inverse (« Le monde n’existe que dans mon esprit, j’en suis le créateur et je suis seul. ») alors je dois les respecter et tenir compte de leur capacité à ressentir et à vivre au moins autant que de la mienne.
(Soit dit en passant, j’aime de toute façon beaucoup les Monty Python.)
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Voilà donc enfin ma réponse, que j’espère compréhensible, que je pense à peu près complète (même si elle est assez mal construite, trop éparpillée), et que j’ai enfin terminée après deux mois et demi de fuite.